La convivialité

Performance du langage, ou la langue comme outil d’endogamie.

Des aberrations, des stigmatisations, une culpabilité chrétienne, un état de vigilance permanente… C’est ce que met en lumière cette courte performance magistrale, au cœur de nos pratiques quotidiennes.

Entrez dans une petite pièce, aménagée en salon, avec une dizaine d’autres spectateurs. Ils vous serrent la main, vous donnent leur prénoms : ils sont deux, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron ; vous allez passer une partie de la soirée avec eux, ils vous donnent un peu de rosé très frais contre la chaleur d’Avignon, et vous invitent à vous installer autour d’une grande table centrale. S’y installent aussi. Vous demandent : surveillez-vous votre orthographe ? Surveillez-vous l’orthographe des autres ? Et c’est parti.

C’est parti pour vingt-cinq minutes virtuoses, performance prodigieuse – on n’est pas au théâtre, mais c’est du théâtre ; ils ne sont pas comédiens, mais leur justesse et leur implication sont rigoureuses – qui vous donne à réfléchir autour de la norme orthographique. D’explications linguistiques (l’accord des participes passés avec l’auxiliaire avoir, au passé composé, suivant la position de l’objet complément) en considérations philosophico-politiques vertigineuses, c’est l’expérience d’un souffle de savoir qui émeut votre conscience en douceur, et d’un éveil : juger l’orthographe, ça n’est pas juger les gens, c’est juger leur extraction (leur milieu socio-culturel) et le niveau du système scolaire qui les a formés. Ça n’est que cela : un outil de discrimination.

La langue française, parce que issue du grand magma linguistique qui fait la transition entre le latin et l’ancien français d’oïl, est d’une complexité extrême. C’est ainsi. Parmi l’une de celles qui crée le plus de dyslexiques au monde, parmi l’une de celles dont l’apprentissage est le plus ardu – même pour ses locuteurs natifs. Parce que ses subtilités ne sont bien souvent que des subtilités, et pas des nécessités. Les langues se réforment souvent – à partir du seizième siècle, en France, on commence à vouloir ajuster l’orthographe et la grammaire – mais c’est peine perdue. Les français de France résistent aux réformes. Trop attachés à ce marqueur social. Les réformes orthographiques de l’académie française des années 90 sont restées quasi lettres mortes : mieux appliquées en Suisse, au Québec ou en Belgique qu’en l’hexagone.

Le langage, outil extrême de communication, de lien, devient outil de jugement, de violence.

Un théâtre d’éveil.

Le langage, outil politique de premier ordre. Ça n’est pas nouveau. Ça n’est pas révolutionnaire. C’est si évident qu’on oublie d’y penser. Et puis, surtout, c’est trop technique ; le jargon linguistique des universitaires, déconnecté de la langue réelle, rend toute pensée élaborée sur le langage inaccessible au profane.

Et c’est là, le trait de génie de cette performance : intéresser un public vulgaire (quoiqu’il soit public de théâtre) à une transmission de savoir et de réflexion. En douceur. Aucune violence terminologique. Aucun moment de désintérêt, de lassitude. On s’accroche, on s’émerveille, on se passionne pour cette position désastreuse : l’outil dépasse l’usager et le domine. Il l’enferme. Il dépasse son stade de convivialité – point de bascule que théorise Ivan Illich : quand l’objet oblige le sujet plus qu’il ne le sert. Quand on passe d’une liberté d’avec la norme à une faute, à une culpabilité terrible dont il faudrait se repentir : à qui n’est-ce jamais arrivé, d’avoir honte, profondément honte, d’une faute laissée dans un document ou dans une parole ?

Saluons, donc, la performance prodigieuse, la justesse du propos, l’ouverture – ils ne font que nous faire penser et ne dictent pas leur message, l’agrément de ces vingt-cinq minutes passées en leur compagnie ; saluons leur bel esprit de tolérance et de pédagogie, leur humour.

1 Comment

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    Répondre août 7, 2015

    Roosens Raymonde

    Je suis professeur de français pensionnée et toujours en activité à domicile et comme formatrice. Mon travail de fin d’études (1993) s’intitulait « La réforme de l’orthographe ou l’éternelle utopie. »
    Je l’ai appliquée dès le début de ma carrière, regrettant seulement le fait que je l’ai trouvée quelque peu frileuse. En temps qu’enseignante, j’ai toujours dit à mes élèves (essentiellement de sections professionnelles) que l’orthographe n’était pas une preuve d’intelligence mais une barrière sociale que je ne pouvais ignorer, refusant que la société puisse juger leurs compétences sur ce critère.
    Nous en avons donc fait un défi à relever. Aujourd’hui, ces élèves, adultes pour la plupart, n’hésitent pas à m’écrire avec parfois des fautes grosses comme le monde mais que je ne relève même pas, tant le plaisir de communiquer avec eux est grand. Dans certaines classes (notamment avec des primo arrivants) je les évaluais selon 3 critères:
    1. la faute empêche-t-elle la communication de passer?
    2. modifie-t-elle le message?
    3. rend-elle la communication difficile? Les autres erreurs passaient à la trappe…
    J’apprécie donc cette démarche « Convivialité » à laquelle je regrette de ne pouvoir participer…

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