Angélica Liddell

L’incarnée.

Livrant une intimité à vif puisée dans une hyperconscience du monde, elle est la femme qui montre et ose ouvrir des chemins. La poésie de l’âme humaine se transforme en parole universelle nécessaire, transperçant les cœurs en quête d’amour véritable.

Est-ce difficile de conceptualiser votre travail, de l’intellectualiser ?

J’aimerais ne rien intellectualiser mais c’est comme une exigence que de le faire. Il est inévitable d’avoir un support intellectuel, une pensée, des idées que les autres comprennent.
Si je devais raconter d’où vient réellement l’œuvre, ce serait incroyable, quelque chose qui n’appartient à aucune structure intellectuelle. Mais au final, les grandes décisions esthétiques, vis-à-vis du spectacle, viennent de choses mystérieuses, inexplicables, qui sont très difficiles à codifier, impossibles à confesser.

Pensez-vous à la provocation que vos spectacles peuvent susciter et à l’attention médiatique ?

Avec ¿ Qué haré yo con esta espada ? par exemple, à aucun moment je n’ai pensé que ces poulpes pourraient choquer. Je ne l’ai jamais fait avec l’intention de provoquer, de faire scandale… Cela a été très étrange de voir que les critiques parlaient principalement des poulpes. Pour moi, il s’agit de la reproduction d’une estampe érotique japonaise qui renvoie à une tradition. Le scandale ne fait pas partie de mon œuvre.

Est-ce que cela refléterait un choc des cultures ?

Je ne sais pas quel type de préjugés a pu déclencher ces réactions ou si c’est un choc des cultures.

Quand j’ai lu les critiques, j’y ai vu une espèce d’aveuglement. Un scénario a une dimension insoupçonnée, quelque chose peut être considéré comme un tabou, mais ce tabou empêche de voir le reste de l’œuvre.

Est-ce que vous avez vécu des choses similaires auparavant ?

Non, pas à ce point. Il était assez curieux de voir que le public n’avait pas la même réponse que la critique. À l’inverse de celle-ci, je sentais que le public écoutait, qu’il recevait l’œuvre et qu’il participait au rite que j’étais en train de proposer, à cet acte d’immolation — puisqu’au fond, c’est un acte d’immolation.

La critique était presque dans un monde irrationnel, sans aucun critère se rapportant aux idées, simplement de la colère. Mais bon, c’est vrai aussi que je leur proposais de me haïr.

¿ Qué haré yo con esta espada ? par Angélica Liddell © Luca Del Pia.

Comment envisagez-vous le dernier volet de la Trilogie de l’infini ?

J’espère qu’il n’y aura pas de mots. C’est une conséquence naturelle de ¿ Qué haré yo con esta espada ? et de cette citation de Nietzche : « Elle aurait dû chanter, cette âme humaine, et non parler ! ». J’aimerais que ce soit une œuvre dans laquelle il n’y ait que des chansons, des motets de Carlo Gesualdo. Ce serait comme appeler à l’insuffisance de la parole, à son épuisement. M’exprimer sans parole est un désir très ancien et profond, je pense que l’idée d’y arriver me fait paniquer.

Au fond, je travaille avec une haine pour la parole parce que je sens que je ne peux pas exprimer ce que je veux. C’est une sensation horrible d’échec des choses déjà dites, mille fois répétées. Je ne sais plus quoi dire, écrire, je ne sais plus pourquoi je dois continuer à écrire, c’est comme une punition de mettre par écrit la vie. Je voudrais parvenir au silence.

Ce désir est-il lié à l’état du monde ?

Il semble que l’homme doit être expliqué par une théorie économique, matérialiste, et je crois que cela a castré une partie qui nous appartient, la part spirituelle, notre relation à l’âme. J’aimerais estomper la ligne qui sépare l’Histoire de l’être humain de l’éternité.

Je réclame de l’irrationnel, du mythique ; il faut travailler en allant en profondeur et dans l’obscurité de la conscience. Il y a comme un totalitarisme du politiquement correct, de ce que l’on peut dire sur scène, de ce qui est bénéfique pour la société. Ma relation avec le public ne se place pas de ce point de vue là mais dans l’idée de rendre une intimité avec l’esprit, avec les émotions.

L’universalité passerait-elle par une esthétisation de la beauté ?

La beauté est nécessaire pour transmettre les idées et les sentiments ; sa recherche est dangereuse, escarpée et violente. C’est presque une guerre, dans laquelle on reste dans la solitude, la douleur, l’isolement, la folie, pour trouver l’État idéal où la loi de l’État et la loi de la beauté s’unifient.

Je propose un périmètre rituel où je pense que la loi de la beauté peut gagner, qu’elle peut triompher par-delà la loi de l’État.

Est-ce que l’on retrouve l’acte rituel en peinture ?

Le fait de se mettre devant une image est un acte presque rituel. Le respect que l’on a devant une peinture procède du sacré, de quelque chose que l’on ne peut pas toucher, qui impose un respect, une émotion, un état d’épiphanie et d’angoisse indescriptibles. Devant un Bellini ou un Caravage, une personne peut être dans un état d’extase qui la met en contact avec des zones inconnues d’elle-même, une part de mystère inexplicable. La beauté est un problème, comme une équation mathématique, une partie d’échecs, qu’il faut résoudre. Mettre en scène une œuvre est un combat difficile car il y a toujours la frustration de ne pas pouvoir s’en rapprocher.

Decameron par Angélica Liddell © Andrea Avezzu.

Quelle est la place de la musique ?

J’aime beaucoup les chansons d’amour dans lesquelles on rencontre la vérité sur la vie, sur l’existence.

Je n’intellectualise pas la musique, j’ai besoin qu’elle m’émeuve, m’arrache des larmes, mes plaisirs sont très simples : Monteverdi, Bach, le baroque, des pièces de Wagner…

Que diriez-vous sur votre relation avec le public ?

J’envisage la relation avec le public comme une relation amoureuse, comme avec un amant. Je n’aime pas la discorde ou l’affrontement, même si cela fait partie de la rencontre. Je voudrais qu’une histoire d’amour naisse entre le public et l’œuvre.

Comment passez-vous de l’écriture à la scène ?

Je peux travailler mes textes à partir d’un journal intime ou de notes que je prends, elles commencent à faire partie de la dramaturgie. Très souvent, le travail est concentré dans le temps avec la même idée, la même obsession. Les textes sont comme des partitions de musique, répétés tous les jours ; ils doivent être exacts. Avec les acteurs, il y a beaucoup d’intensité et d’exigence.

Que cherchez-vous ?

Ma vie est une lutte. Le théâtre est un endroit où je cherche des manières pour mourir. En parlant des attentats du Bataclan, en montrant ce qu’il y a de pire en France dans ¿ Qué haré yo con esta espada ?, c’est une sorte de suicide. Je pense que je cherche souvent des manières de me suicider en scène pour éviter le suicide réel, au fond il est ma grande bataille depuis que je suis une petite fille. Je ne peux pas savoir jusqu’où j’aurais la force, cela ne dépend plus du théâtre mais de tout ce qui m’entoure. J’arriverai peut-être à un point de désespoir irréversible, mais en attendant il faut continuer, résister et survivre.

Photographie à la Une © Angélica Liddell.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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