Cet article ne révèle pas la recette secrète de Jean-Sébastien Bach pour faire une belle musique mais il donne quelques trucs et astuces utilisés par Mike Brant.
En musique, qu’est-ce que la beauté ? Votre mère ne jure que par Mozart, qui fait vomir votre petit frère. Lui, ne se sent bien qu’avec un bon album du groupe de métal Slipknot (le pouvoir lénifiant de All Hope Is Gone !). Vous, malgré tout ce que vous affirmez à vos amis à propos de Jacques Brel, vous ne ressentez profondément le sens du mot beauté qu’en écoutant Le téléphone pleure de Claude François (vous pleurez toujours au moment de… Non, ne raccroche pas !). Quant à Boèce, le grand ponte de la quinte et de l’octave, il n’aurait certainement pas compris les orgies lyriques d’Igor Stravinsky. Et que dire des Amish, cette communauté religieuse des États-Unis qui chante les mêmes psaumes depuis trois siècles et ne tolère que l’unisson (si le triton, c’est le diable ; la guitare électrique, c’est l’apocalypse) ?
À chacun sa chacune.
La beauté est loin d’être une notion universelle en musique. Chaque époque, chaque courant, chaque auditeur en a sa propre définition. Les dissonances des chants traditionnels bulgares agressent les oreilles d’un amateur de Mozart — même si elles le fascinent un peu aussi sans doute. Chaque région de la planète valorise tel ou tel trait musical en fonction de son histoire et de ses traditions. Ici, c’est la consonance et l’harmonie entre les sons qui est mise en avant ; là, la richesse du timbre sonore ou la complexité rythmique.
Ces différences nous amènent à ceci : la beauté de la musique est-elle intrinsèque ou est-elle dépendante du contexte socioculturel dans lequel la musique est pratiquée ? Ou encore : est-ce la valeur esthétique de la musique qui prime ou son caractère fonctionnel ? Est-ce que l’un dépend toujours de l’autre ? Imaginez que Jean-Sébastien Bach ait composé sa somptueuse Messe en si mineur BWV 232 non pour l’office du dimanche mais pour la foire de la Saint-Michel à Leipzig : la trouverait-on aussi belle sans son caractère sacré ? Voire même : s’en souviendrait-on encore ? Bien que farfelue, cette hypothèse a le mérite de mettre en lumière l’importance du contexte dans la réception d’une œuvre. L’émotion musicale éprouvée à l’écoute de l’œuvre de Bach est intimement liée à sa transcendance : la foi du compositeur transparaît dans chaque note et invite l’auditeur, croyant ou non, à tourner ses pensées vers le divin plafond de la cathédrale.
Tous tombés dans la même marmite.
Pour que le mélomane trouve une œuvre belle, il devrait donc partager des références culturelles avec le musicien ou le compositeur. Ainsi, en Occident, nous qui baignons dans le langage tonal, nous comprenons tout naturellement ce que Jean-Sébastien Bach et les Beatles veulent nous dire. Un petit accord diminué par-ci et hop ! nous faisons la grimace. Une petite tierce picarde par-là et soudain, tout est résolu, chaque chose est à sa place et la lumière nous inonde. Quant à l’accord mineur, il sait où sont cachées nos glandes lacrymales, surtout quand il est joué par des violons (personnellement, le combo piano — orchestre à cordes sur le thème de Love story m’arrache toujours une larme, mais c’est peut-être parce que j’ai joué cette mélodie à la flûte à bec quand j’avais douze ans — ce genre de chose marque un être humain à vie). Peut-être que vous ne le saviez pas, peut-être que vous n’avez jamais fait de musique et n’avez rien compris à ce que je viens de raconter mais voilà : quand vous écoutez de la musique, vos émotions sont conditionnées par des siècles de musique tonale. Autrement dit, ce que votre grand-mère a écouté, même si vous détestez Luis Mariano et Mike Brant, a une influence sur votre perception de la musique.
Ce constat, déprimant quand on se surprend à vibrer malgré soi avec Mike Brant en écoutant Rien qu’une larme, a aussi des conséquences positives. Grâce à cet héritage musical commun, nous pouvons d’un même élan nous jeter dans un pogo effréné ou sortir nos briquets au moment adéquat lors du concert de notre groupe préféré (le mec qui se lance tout seul dans un pogo sur la chanson triste s’attire très vite la haine de ses voisins qui luttent pour garder leur espace vital déjà grandement menacé). C’est également très pratique pour les compositeurs de musique de film, qui peuvent grâce à quelques ficelles bien connues des gens du métier vous faire ressentir en douce les émotions du personnage. Faites le test : jouer Rien qu’une larme lors de la scène où Rose embarque sur un canot en laissant Jack sur le pont dans Titanic, cela donne une toute autre impression (beaucoup plus intense à mon avis). Autre expérience : retirez aux Dents de la mer leur musique taillée pour la peur par John Williams et ce thriller aura tout d’un sympathique documentaire animalier (si on enlève aussi le sang et les attaques de requins sur de pauvres êtres humains sans défense).
Laid, c’est beau.
Ce sont ces émotions ressenties à l’écoute de la musique qui nous donnent le sentiment de sa beauté. Plus une musique est familière, plus elle sera à même de susciter des émotions fortes chez l’auditeur. À l’inverse, les personnes qui ne ressentent aucune émotion à l’écoute de la musique ne sont pas sensibles à sa beauté. Il leur paraît étrange que l’on puisse pleurer à l’écoute d’une mélodie poignante ou bien danser jusqu’au bout de la nuit rien que par le pouvoir d’une bonne basse et d’une rythmique enlevée. La valeur esthétique d’une œuvre d’art est donc dépendante des émotions que l’amateur éprouve à son contact. Si le plaisir n’est pas au rendez-vous, l’œuvre est mise au rebut, peu importe ses qualités. L’histoire de l’art est d’ailleurs semée d’artistes incompris de leur vivant et adulés après leur mort (mais peut-être était-ce parce qu’ils avaient tous mauvaise haleine).
Certains compositeurs ennuyés par l’adhésion univoque à l’accord majeur ont joué aux mauvais garçons (ou aux mauvaises filles, ça marche aussi). Ils ont pris un malin plaisir à
dérouter l’auditeur et à ne rien lui donner de ce qu’il a l’habitude d’entendre. Un groupe d’étudiants viennois particulièrement rebelle rassemblé autour d’un professeur iconoclaste (Arnold Schönberg, pour ne pas le nommer) a même lancé une mode : celle de l’atonalité. En gros, tout ce que tout le monde avait trouvé beau jusqu’à présent était considéré comme sirupeux et inintéressant (piétinant au passage le patient travail de ce garnement de Viennois de Wolfgang Amadeus Mozart et de tous ses copains). Était considéré comme novateur tout ce qui provoquait chair de poule et grincements de dents. Ce qui fait que si vous n’avez pas été élevés par des parents sadiques — ou très ouverts d’esprit — vous avez peu de chance d’apprécier la musique contemporaine. Ces compositeurs, bien que minoritaires à l’échelle de l’histoire de l’humanité, ont tout de même le mérite de remettre en cause le caractère consensuel de la beauté. Pourquoi faut-il justement que nous soyons tous émus par la moindre note de violon ? Nos émotions prises en otage avaient besoin d’être libérées. Pour Arnold et les autres, il faut que ça frotte, que ça vous vrille les oreilles. La laideur, après tout, a aussi une valeur esthétique et l’envie de vomir est une sensation qui ne doit pas être négligée. Un auditeur qui souffre est un auditeur qui sait qu’il est vivant.
Un virtuose dans le métro.
Si la laideur d’une œuvre est immédiatement reconnaissable à la sensation désagréable qu’elle nous procure — comme de porter des chaussures trop petites ou de manger de la confiture moisie — savoir reconnaître et accueillir la beauté relève avant tout d’une disposition d’esprit. Bien installé dans votre fauteuil face à votre collection de disques ou au milieu de la foule pour assister à ce concert pour lequel vous économisez depuis trois mois, vous serez tout disposé à vous émerveiller. Ce n’est pas le cas quand vous vous êtes levé du pied gauche, que vous êtes en retard pour aller au travail et que vous devez prendre le métro avec une foule de gens dans le même cas que vous. Joshua Bell en a fait l’expérience. Ce violoniste virtuose, internationalement reconnu, s’est amusé à jouer les plus belles œuvres de Jean-Sébastien Bach dans une station de métro à Washington D.C., aux États-Unis, le 12 janvier 2007 au matin. Seules sept personnes se sont arrêtées pour l’écouter et une seule a reconnu le virtuose qu’elle était allée applaudir quelques jours plus tôt. En quarante-sept minutes, il réussit à réunir trente-deux dollars. L’expérience, menée à l’initiative de Gene Weingarten, journaliste au Washington Post, visait à découvrir si le contexte influence notre perception de la beauté. De toute évidence : oui.
Non seulement nous ne pouvons apprécier la beauté en-dehors d’un contexte favorable, mais encore faut-il que l’œuvre nous procure une émotion, ce qui arrive le plus souvent quand celle-ci est familière ou que le langage musical utilisé est aussi le nôtre. Partant de ce constat, il y a peu de chances que nous soyons saisis par la beauté du chant guttural d’une femme Inuit si elle chante dans le métro. En revanche, si nous prenons le temps d’aller la voir dans une salle de concert, nous avons plus de chance de nous laisser emporter. Surtout si cette chanteuse fait une entorse à la tradition musicale Inuit en intégrant des éléments d’un langage qui nous est familier. Si vous voulez faire l’expérience, je vous conseille vivement d’écouter Tanya Tagaq. Thylacine, quant à lui, n’a pas hésité à aller à la rencontre de musiciens durant son voyage transsibérien et à mêler leurs chants à ses compositions électro. Leur télescopage, loin d’être chaotique, est d’une indéniable beauté. Le musicien, ouvert à l’inattendu, nous transmet dans ses compositions sa soif de découvertes et d’émotions vraies. Voyager, voilà peut-être la solution pour voir la beauté là où on ne l’attend pas. Car malgré nos goûts et nos préoccupations du moment, elle est présente. Libres à nous d’ouvrir nos oreilles.
Image à la Une Music Background © Vectomart.