Cela doit suffire

C’est une belle torsion ou pose chère à beaucoup de photographes de prétendre que leurs prises sont le fruit du hasard. Pour eux, celui-ci semblerait bien faire les choses et donnerait des photos cuites à point d’emblée.

Il faut remettre en perspective le hasard lorsqu’il s’agit de création photographique, même si parfois des accidents interviennent dans le processus de l’imaginaire. L’essentialiser est non seulement une erreur mais souvent un mensonge. De fait le consentement, la soumission au hasard restent une vue de l’esprit. Le réel pris sur le vif suppose bien autre chose que la rencontre fortuite. Toute construction est le plus souvent une reconstruction. Le vif, le vivace et le bel (ou l’horrible) aujourd’hui méritent une autre prise que le jeu de l’accident. Tout effet de réel instantané est recomposé. Doisneau est l’exemple même de cette falsification de l’idée de la saisie « à cru ». Le photographe s’est d’abord complu à prétendre au hasard avant d’accorder que des instantanés ne l’étaient pas. Étant soumis à une demande de droit à l’image de ses fameux amoureux, il a dû faire le point sur son esthétique en remisant la part d’aléa qui aurait présidé à ses travaux.

Certes arguer de la bonne fortune donne au photographe de reportage comme à celui qui se veut créateur une sorte d’aura. Il s’agit d’une autocélébration prouvant autant le courage que la vivacité de réaction de l’artiste. Mais de fait, dans la création photographique comme dans les autres arts, il existe toujours un coup de dé pipé capable d’abolir le hasard. Celui-là fait passer d’une situation où tout pourrait se laisser voir à une autre où l’art donne au réel une dimension particulière. Héroïque par exemple, comme avec ces fameuses photographies dites de reportages de guerre où des soldats américains d’un côté, russes de l’autre, plantent leur fanion national, les uns sur une pile du Pacifique, les autres sur les toits en ruines de Berlin. On sait désormais que ces photographies n’ont rien d’instantané et répondent à une scénarisation des plus précises.

Vivre d’une autre vie.

En photographie le hasard est toujours assisté. Et c’est même là un euphémisme. Sachant que pour La Bruyère « une image vaut mille mots », photographes, médias et galeristes diffuseurs ont compris l’intérêt qu’ils avaient à tirer de ce beau mensonge. Il donne à la photographie une vérité qu’aucun autre art ne pourrait lui disputer. Élevé au rang de vertu, le hasard touche à la jouissance que produit cette incertitude.

L’éclat de l’aléatoire n’est qu’une feinte. Mais il donne en apparence à l’art une force de traversée et de résurrection. Celle-ci passe pourtant par bien d’autres combines. En témoigne le travail de Rafael Trobat. Au Nicaragua, sur une plage de Managua, une jeune fille s’abandonne dans les bras d’un amant. Plus tard dans une boîte de nuit deux autres s’étonnent des exploits sportifs d’un artiste porno dans une soirée privée entre filles. On est entre le luxe et la misère. Cette dernière est souvent plus belle au soleil… Et la splendeur des corps reste inséparable de la jeunesse. Tout semble fruit de rencontres sur le vif et permet de signifier, dans le mystère du fortuit, une confrontation de l’amour et de la mort, de la croissance et de la décadence.

Pendant dix-huit ans le photographe espagnol s’est plongé dans ce Nicaragua post-sandiniste, un « pays incroyable qui a beaucoup souffert mais plein de magie et de joie de vivre ». Partout on tente d’y oublier les dernières traces de la guerre civile et la misère toujours présentes. La vie palpite, intense. Trobat photographie apparemment sur le vif les gens de la rue et ceux de la haute société, la mer et le carnaval, la vie et son contraire. Il dit lui-même « partir à la recherche du hasard ». Mais il ajoute « qu’il a soin de le provoquer ». Car si la photographie est une histoire d’instants décisifs et fugaces qu’il faut savoir solliciter, son impression de vie volée tient d’un travail de postproduction. Les visages sont graves ou rieurs suivant le type de cérémonie et la scénarisation que l’artiste propose.

Maître de la composition et du noir et blanc, les portraits de Trobat sont autant des images sociales et mystiques que sensuelles. Peintre refoulé, il a choisi la photographie pour sa forte empreinte sur le réel dans une époque où trop souvent la peinture ne peut parler que d’elle-même. Le noir et blanc impose un rythme à la construction et permet de se préoccuper de l’essentiel : la saisie des corps et des regards. Mais le hasard n’est que secondaire ; Trobat déclenche l’obturateur lorsque le thermomètre des sensations est au plus haut et que les poses sont adéquates. Il est à ce titre un des plus grands portraitistes et permet de montrer du regard là où la réalité se dédouble par effet de noir et blanc. Existe là une manière de transformer l’invisible dans le visible avant que le visible ne se perde dans l’invisible. Le réel en haillons se métamorphose parce que le hasard premier n’est que la semence pour un travail de reprise et de pose. Par celui-ci les fantômes s’hallucinent. Qu’importe leur zéro de conduite. Nyctalopes ou non, ils vivent soudain d’une autre vie : l’artiste la recrée, laissant au hasard une partie des plus minimes.

Aqui, Junto Al Agua © Rafael Trobat, Centre andalou de la photographie

Aqui, Junto Al Agua © Rafael Trobat, Centre andalou de la photographie

Du hasard à la reprise.

L’éclat de la photographie ne tient jamais au reflet premier que son fomenteur rencontre. Emmenant dans ses périples ses propres bagages (savoir, technique, esthétique, appareillage) il remonte l’étrangeté rencontrée. Sans eux elle n’aurait rien d’explosif. Au lâcher-prise que les conjonctures font rencontrer doit succéder un travail de reprise pour leur accorder sens et puissance. Ce qu’on nomme hasard s’investit dans l’entreprise esthétique de manière congrue plus qu’incongrue. Seule l’action qui consiste à animer et à éclairer un moment transforme la temporalité de la rencontre en éternité. L’instant de l’imprévu doit se métamorphoser en remontrance pour rappeler l’être à la présence par la transcendance de toute prise. Même les photographes expérimentaux qui appellent le hasard comme vecteur de présence ne s’en contentent pas. Lorsqu’une Lydie Calloud photographie au hasard des images télévisuelles, seule l’idée de l’écran, comme filtre du réel, semble retenir son attention. « Il sert à désubtantialiser l’image ». Mais à partir d’un mouvement d’abord aléatoire, et comme elle le prise : « J’opère une mise en scène élaborée. Ces mises en scène servent à parasiter le déroulement visuel et à provoquer des ectoplasmes visuels. Je sors l’image des limites des écrans pour façonner sa réalité ». L’artiste introduit la mutation de la mutation. La transformation de l’image sublime en quelque sorte le hasard. C’est une boucle, un échange entre lui et l’art mais où ce dernier garde le dernier mot. Surgissent par lui les échos d’une fête aussi païenne que sacrée sur la voie lactée de l’inaccessible. L’image ne sort de sa chrysalide qu’à ce titre. Elle devient l’efflorescence, l’éclat d’une magie et d’une inquiétude aux fascinants miroirs. Le caché est transmué en prélude. Il s’agit à la fois d’occulter et d’agrandir le royaume du hasard. D’en retenir moins le fugace que les possibilités poétiques qu’il engendre et qui doivent se travailler pour en offrir l’exaltante beauté et la sidération rencontrée.

L’ascension remixée, l’épreuve de survivance.

Le fortuit ouvre donc des possibilités. Il permet d’accéder parfois à ce qui normalement s’emballe à la vitesse de la lumière. Mais la magie de la photographie n’en fait que sa matière première sur laquelle l’artiste travaille pour en retenir l’avalanche. La photographie est donc l’ascension incarnée et remixée du hasard. Seuls la technique et le travail de l’imaginaire donnent aux circonstances imprévues leur consistance et leur renaissance : « Rosée en mille roses pour une aube sans épines », écrit Claire-Marie Gosselin.

La photographie est une image au-delà du hasard. Elle est l’objet d’un créateur agissant, cherchant dans l’accident le sens de la présence. L’artiste élève donc l’occurrence première. Un rien dénaturée, drôle, surprenante ou tragique, elle s’en trouve métamorphosée. Échappant au hasard tout en n’étant rien sans lui, elle le transforme en sanglots ardents ou en verts paradis. C’est là le photographique comparable au filmique que Barthes demandait au cinéma : à savoir l’essence d’un langage propre au médium dont le hasard reste (au mieux) la portion congrue.

Il convient donc à un photographe de ne pas faire du fortuit un objet. Sinon sa prise n’est rien, n’est pas. Elle ne peut ouvrir de sidération et plus profondément de mémoire. Pour preuve toutes ces images prises à coups de téléphones portables par des amateurs. Elles n’abritent qu’un vide et demeurent le miroir du simulacre. Elles sont sans désir, sans charme : un objet absent et sans quête sinon celle du voyeurisme ou de l’avidité. Reste à trouver une autre propension qui différencie le jeu du prédateur de pseudo-scoops du travail de l’artiste qui absorbe l’aléa, le fend comme un oiseau fend l’air.

C’est donc par-delà l’aubaine de l’accident que l’image photographique trouve son sens, son horreur ou sa beauté. Si le fortuit accorde la promesse de nouveaux lointains soudain si proches, seul le processus de création permet de lui donner forme de pierre vivante, image par excellence non seulement de la survivance mais de la sur-vivance.

Image à la Une : Le Baiser de l’Hôtel de Ville © Robert Doisneau.

Be first to comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.