Une utopie subversive

Quelle est la part de hasard dans la création musicale ? Certains aventuriers s’amusent à lancer les dés mais la musique n’est pas qu’un jeu.

Rien, en musique, n’est indéterminé, puisque la musique est un langage, c’est-à-dire un système régi par des codes précis. Le hasard n’y a donc pas sa place : un élément aléatoire devrait nécessairement pouvoir être justifié à l’intérieur du code qui a été fixé, sans cela, il échapperait à toute logique et introduirait une faille. S’échapper de ce système codifié n’est possible qu’à condition de fonder un nouveau langage et donc une nouvelle musique. C’est pourquoi la question du hasard, si elle a toujours fasciné les compositeurs, n’a vraiment été explorée qu’au XXème siècle, lorsque toutes les potentialités de ce langage ont été épuisées.

Le système tonal : naissance et déclin d’un langage.

Depuis le début du XVIIème siècle en Occident, la musique savante s’est développée autour du système tonal, qui consiste à hiérarchiser les rapports entre les notes de musique sur le plan vertical (la superposition de notes jouées simultanément) et horizontal (leur enchaînement dans le temps). Certaines ont un rôle essentiel – elles structurent le discours –, tandis que les autres servent simplement de liant ou d’ornement esthétique. Ces rapports inégaux induisent des phénomènes de tension et de détente : la tension qui résulte de la friction entre deux notes dissonantes (instables) appelle sa résolution par la détente lors du retour vers la consonance (stable). La systématisation de ce phénomène permet même à l’auditeur d’anticiper la résolution de la dissonance. Cela est particulièrement perceptible à la fin d’une phrase musicale, la cadence ayant pour fonction de résoudre toutes les tensions accumulées au cours du développement et de clore le discours. Son absence laisserait un goût d’inachevé.

Les règles qui régissent le système tonal se sont précisées au fil des siècles pour créer un langage de plus en plus complexe. L’affranchissement progressif des compositeurs à l’égard de toute tutelle (mécène, Église) leur a permis de créer librement une œuvre singulière, élargissant toujours plus le champ des possibles. La nécessaire émulation entre compositeurs, l’idée que le système tonal était toujours à améliorer ont petit à petit conduit à une impasse. À la fin du XIXème siècle, il n’était plus possible de chercher à pousser plus loin le langage tonal sans en sortir, les règles qui le régissent – hiérarchisation entre les notes, alternance entre tension et détente – se trouvant annulées par la complexité du système.

Explorer : ce qu’il y a après la tonalité.

Certains compositeurs se tournent alors vers des musiques exotiques, trouvant en elles les ressources nécessaires pour fonder un langage singulier. C’est notamment ce que fera Debussy, qui puise son inspiration dans les musiques orientales, en particulier le gamelan (ensemble de percussions et de flûtes) de Bali et Java. Plutôt que de centrer ses recherches sur le développement du système tonal, il se tourne vers la question jusqu’alors marginale des sons et du timbre des instruments.

À Vienne, d’autres compositeurs (Schoenberg, Berg et Webern) cherchent à aller au-delà de la tonalité en élaborant un système qui marque les débuts de la musique contemporaine : l’atonalité. La hiérarchisation entre les notes est abolie grâce au principe de la série, qui donne une importance égale à chaque note en réorganisant leur succession dans le temps : l’ordre des notes n’est désormais plus régi par un code précis mais il est décidé arbitrairement par le compositeur. Le mécanisme de tension et détente sur lequel repose le système tonal en est bouleversé. La succession des notes n’étant plus aisément prévisible, les dissonances sont acceptées comme éléments stables du langage (alors qu’elles conduisent nécessairement à la consonance dans le système tonal) ; tout cela déroute les auditeurs. L’écoute devient moins intuitive : ces musiques sont étranges, souvent désagréables pour qui n’est pas initié. La musique, au début XXème siècle, est à un tournant.

Algorithmes et aléatoire : les musiques stochastiques.

Si le hasard n’est pas encore très présent chez ces compositeurs, il va prendre une place de plus en plus importante. Pour trouver des idées nouvelles et s’affranchir définitivement du système tonal, les compositeurs (Boulez, Xenakis, Stockhausen) ont recours à des processus stochastiques : ils intègrent le hasard et l’aléatoire au cœur de l’acte créatif. Cela passe d’abord par des procédés artisanaux : génération de suites de chiffres grâce à un dé ou calculs de probabilités rudimentaires qui doivent au final indiquer au compositeur quels notes ou rythmes utiliser. Ces procédés sont améliorés grâce aux ordinateurs, dont les capacités sont utilisées pour générer des algorithmes complexes. Ils permettent également au compositeur d’avoir une vision globale, générant ainsi de nouvelles formes d’organisation au sein de l’œuvre. Ces nouvelles méthodes placent les mathématiques au cœur de la composition, en faisant un acte scientifique. Le compositeur est libre d’adapter les résultats obtenus grâce aux procédés stochastiques pour avoir un rendu plus musical, mais cette approche intellectuelle et non-intuitive de la musique n’est pas du goût de ceux pour qui l’acte créateur est d’abord empirique : basé sur l’écoute et non sur des calculs mathématiques.

L’empirisme à la faveur des accidents.

Grâce aux progrès techniques qui permettent aux compositeurs d’utiliser des moyens nouveaux (bandes magnétiques, synthétiseurs, microphones), certains vont privilégier une approche sensorielle et expérimentale de la création. Plutôt que d’imaginer un son à partir de formules, ils vont travailler à partir de sons captés dans leur environnement (c’est la musique concrète) et ensuite les modifier à l’aide de manipulations empiriques. Ceci va les amener à faire des découvertes sur la nature du son ou la manière dont on peut le transformer pour créer des illusions sonores (c’est le cas par exemple du déphasage, technique très utilisée par Terry Riley et Steve Reich. Cependant, si une certaine part de
hasard intervient lors de la manipulation du matériel sonore, l’œuvre est ensuite fixée sur un support (bande magnétique, disque). Son exécution est donc immuable.

Pour pallier cette rigidité de l’exécution, les interprètes et les compositeurs vont réintroduire de l’aléatoire. Dans le courant des musiques vivantes, les interprètes créent en direct, refusant le caractère figé des œuvres fixées sur bande. Le but est de redonner sa dimension sauvage à la musique, et c’est pourquoi ce courant concerne les artistes d’avant-garde issus aussi bien de la musique contemporaine que du rock. Les joueurs de guitare électrique, par exemple, utilisent les accidents que sont la distorsion et le larsen (sifflement aigu très désagréable) pour salir le son naturel de leur instrument. Cette volonté de subvertir l’ordre musical et les institutions amène notamment à redonner une place centrale à l’improvisation.

L’improvisation en musique contemporaine.

Les compositeurs de musique contemporaine mettent ainsi en place des dispositifs pour laisser une part de choix aux exécutants, ce qui revient parfois à minimiser le rôle du compositeur dans l’acte créatif. John Cage ouvre ainsi dans certaines de ses œuvres des champs d’indétermination, ce qui fait que chaque exécution présente toujours une nouvelle facette de l’œuvre. Stockhausen parle quant à lui de musique intuitive pour son œuvre Aus den sieben Tagen (Venu des sept jours). Plus que d’improvisation, il s’agit pour lui de laisser les musiciens accéder à leur intuition grâce à une mise en condition spirituelle à partir d’un texte. Cela leur permet de créer, autant que possible, en dehors de tout déterminisme culturel et musical. L’improvisation n’est en effet que partielle. Si le refus d’un langage déterminé constitue un des marqueurs de la musique contemporaine, il est impossible pour les musiciens de s’affranchir de toute influence. Ainsi, l’improvisation ne donne que l’illusion d’une intervention du hasard.

Bud or not Buddy © Haleys Evans

Bud or not Buddy © Haleys Evans

L’improvisation dans le jazz.

Cela n’est guère différent dans le jazz, dont l’improvisation est un élément structurant, à ceci près que l’utilisation d’un langage musical particulier est ici entièrement assumée. Pour être bonne, une improvisation doit s’inscrire à l’intérieur d’un cadre très strict. Le musicien doit d’abord montrer sa connaissance parfaite du thème qu’il exécute avant de pouvoir s’en éloigner pour donner une interprétation plus libre et personnelle. Mais même à ce moment, le hasard n’est pas présent. Hors éventuel accident échappant au contrôle du musicien, chaque note est anticipée avant d’être jouée et il est rare que l’improvisation s’éloigne vraiment des codes musicaux du jazz. L’auditeur sait toujours à quoi s’attendre.

L’improvisation à son paroxysme : free-jazz et paysage sonore.

Certains jazzmen ont cependant tout essayé pour s’affranchir des codes musicaux et des normes sociales. Réintroduisant la subversion comme élément essentiel du jazz, les pionniers du free-jazz ont tenté d’improviser avec un minimum de contraintes. Déroutant au même titre que les œuvres les plus arides de la musique contemporaine, l’album Free Jazz d’Ornette Coleman présente un long moment d’improvisation collective. Le résultat est anarchique, à la limite de la cacophonie, mais certaines logiques, subtiles, peuvent encore être décelées. En effet, les musiciens ne se contentent pas de faire n’importe quoi en même temps : ils jouent ensemble, se répètent, se répondent. Le chaos n’est donc que partiel, davantage esquissé que réalisé.

Finalement, le seul genre musical où le contrôle échappe au compositeur autant qu’à l’interprète est celui du paysage sonore. Cette expérience consiste à se promener dans un espace selon une trajectoire choisie par le compositeur en écoutant les bruits environnants. Il est alors certain que ceux-ci sont largement indéterminés. Si leur nature est prévisible selon l’environnement (urbain, champêtre, forestier), le moment de leur apparition et leur fréquence sont totalement hasardeuses. Mais s’agit-il encore de musique ?

Image à la Une : Jazz © Raymond Beardall.

Be first to comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.