Daniel Hellmann

L’alchimiste.

Homme aux multiples talents, il est un artiste parfois controversé. Interrogeant les tréfonds de la condition humaine, il nous renvoie face à nos propres contradictions et questionne avec audace les décalages de nos sociétés.

Comment vivez-vous la déprogrammation d’un de vos spectacles ?

La déprogrammation de Requiem for a piece of meat montre qu’il existe un rapport au corps vraiment étrange. Une programmatrice a jugé qu’il y avait, pour elle, des scènes intolérables qui relevaient de la pornographie, sans comprendre le contexte. Pourtant le spectacle parle de la viande, et le non-respect de l’intégrité physique et sexuelle est essentiel dans nos rapports aux animaux. Mais contrairement aux animaux, dans le spectacle ce sont des performeurs professionnels qui ont donné leur consentement pour des actions scéniques qui sont bel et bien contextualisées. Cette annulation est violente à recevoir car ça relève quasiment de la censure.

Annuler un spectacle signifie tuer et arrêter la conversation, interdire toute forme de débat, ce que je trouve horrible. Malheureusement, cela montre qu’il y a des relations de pouvoir et une peur de certaines institutions vis-à-vis de potentielles coupes budgétaires ou de scandales dans les médias. Les médias pourraient parler d’un spectacle pervers et gonfler l’histoire, ce qui serait à la fois drôle mais tout aussi effrayant car les sujets de fond ne seraient pas abordés. Mais heureusement la grande majorité du public n’a aucun problème avec ce spectacle.

Est-ce que vous avez besoin d’échanger sur vos créations ?

Je sens que les gens ont une grande envie de discuter et j’en ai également besoin. Aujourd’hui, dans l’art, il y a des sujets complexes sur lesquels les artistes travaillent. À mon sens, on ne peut plus regarder un objet deux secondes en essayant de vouloir capter ce qu’un artiste a pu mettre deux ans à construire. Il est intéressant d’ouvrir la forme d’expression ; avoir un temps d’échange est important car cela peut permettre de mieux comprendre un spectacle et de le faire grandir par la même occasion. Être en dialogue est une sorte d’éthique dans le travail que j’essaie d’avoir avec l’équipe artistique tout en incluant le public car je trouve que cela fait sens. Il faut de la place pour plusieurs opinions, même si c’est quelquefois douloureux.

Au-delà de l’activisme, à quoi renvoie Requiem for a piece of meat ?

Requiem for a piece of meat aborde des thèmes complexes et controversés. Depuis quelques décennies, on a énormément appris sur le comportement animal. Au lieu de me poser la question de ce qui nous différenciait, j’ai cherché à savoir ce que nous avions en commun. Ce travail reflète l’énorme décalage entre les valeurs prônées par la société et ce qu’il se passe dans les faits. Notre société est contre la violence, il y a des lois qui protègent les humains tout comme les animaux contre la torture, mais pour eux les lois ne sont pas souvent respectées. Il existe un décalage entre ce que l’on croit savoir, ce que l’on peut s’imaginer et les faits.

À travers cette thématique de la considération animale, on interroge également le corps et le rapport au vivant. Avec ce spectacle, j’ai envie de devenir activiste car cela me révolte, mais je suis un artiste et j’ai un rôle différent. Je m’interroge beaucoup sur ce rôle car l’artiste peut avoir des visions très belles mais est-ce qu’il est bien effectif et quel réel impact a-t-il sur la société ?

Requiem for a piece of meat © Nelly Rodriguez.

Quel est votre processus de création ?

Je travaille énormément avec les gens, avec ce qu’ils ramènent, tout en ayant déjà une vision pour chacun des interprètes et de là où je veux les emmener, même si cela évolue durant les phases de travail. Je cherche à casser les conventions, à trouver des parts de liberté au sein d’une structure. Sur scène, c’est à chaque fois un nouveau combat. Dans Requiem for a piece of meat, les performeurs ne cherchent pas à être beaux ou vertueux, ils acceptent de ne pas être dans le spectaculaire et sont là par la seule présence du corps dans un certain état de fragilité. Malgré une forme très écrite et structurée, il y a une part de liberté où chacun peut choisir ce qu’il va faire sur l’instant et de quelle manière il va surprendre les autres. Ce qui est important, c’est l’impulsion qui va être donnée et qui va déclencher d’autres réactions.

Est-ce que l’on peut inscrire vos choix scéniques dans une démarche politique ?

Aujourd’hui, en regardant les médias, il est devenu très complexe de savoir d’où vient l’information et de comprendre ce que l’on ingère dans son mental, son imaginaire ou son corps. Je fais des choix qui relèvent du politique notamment par le fait de savoir où l’on place son regard. Il n’est plus possible d’avoir du narratif seul, il faut avoir un point de vue, une perspective. J’essaye de guider le regard mais je ne veux pas imposer de hiérarchie sur ce qui pourrait avoir de l’importance ou pas.

Est-ce que vous vous affranchissez des conventions ?

J’ai été chanteur classique et lyrique. Là, le répertoire est fixé et le rôle consiste à interpréter un chant avec justesse et excellence. J’ai ressenti un décalage et je m’ennuyais car il n’y avait pas assez de challenge. J’ai fait deux opéras mis en scène par des chorégraphes et j’étais terriblement jaloux des danseurs car ils pouvaient développer et réfléchir sur le contenu alors que je me sentais seulement cantonné à chanter. Je voulais lier la musique, que j’adore, avec des thèmes qui me sont importants et j’ai commencé à créer mes propres spectacles.

Traumboy © Till Böcker.

Quelles thématiques se retrouvent dans votre démarche artistique ?

Thématiquement, il y a un fort rapport à l’histoire du consentement et savoir qui a le droit d’instrumentaliser quel corps. C’est un mélange entre le désir et le capitalisme, l’exploitation des contradictions et en même temps celle des hypocrisies sociales. Récemment Traumboy, mon solo sur la prostitution masculine, a créé la controverse car certaines personnalités politiques considéraient que l’on ne pouvait pas présenter la prostitution comme un travail mais tout est une question de point de vue et de prise de position par rapport aux différentes législations européennes. J’ai obtenu une bourse pour aller à San Francisco afin de préparer un projet qui interroge sur l’amour en triade – quand un couple se compose de trois personnes. C’est un sujet qui me fascine et je me réjouis de travailler sur l’amour – quoique un peu différent – après cette création sur la viande, un thème imbibé de violence et d’atrocités. La violence est une des choses les plus banales sur Terre mais elle n’est jamais excessive dans mes spectacles. Les différentes formes de domination, que ce soit celle des pays du Nord envers les pays du Sud, celle faite sur les femmes ou les hommes, et les différentes formes de coexistence possibles sont constamment à interroger.

Quelle serait la place de l’artiste dans la société ?

Les artistes ont une position dure à tenir. Il y a une sorte d’attente latente où j’ai l’impression qu’un artiste doit avoir des propositions ultra-fortes qui seraient violentes, avec des cris et des hurlements, de la musique forte, comme pour répondre à un besoin de haine, comme si les spectateurs avaient nécessairement besoin d’être secoués. Je ne pense pas que ce soit une bonne solution et je n’ai pas envie de rentrer dans ce jeu uniquement pour avoir de la visibilité. Je ne veux pas répéter les mêmes types de peurs ou dépeindre une société encore plus cauchemardesque qu’elle ne l’est déjà. J’aimerais bien que les artistes, et la culture en général, arrivent à formuler quelque chose de positif en étant à l’écoute dans un endroit juste sans aller jusqu’à des extrêmes. J’ai le privilège d’avoir une certaine visibilité, je me demande ce que cela signifie et quelles responsabilités y sont liées. Je sens une certaine logique capitaliste où il faut avoir la meilleure affiche, un bon prix de vente et la promesse d’une expérience unique. J’aime être totalement bouleversé par un spectacle mais la question est de savoir ce que l’on peut construire. Dans ma vie privée, j’ai des engagements citoyens qui peuvent être difficiles à tenir car il y a des conflits entre ce qu’on veut être et comment on peut agir. Si je reste à la surface des choses, je me sens hypocrite car il y a des engagements personnels qui sont une autre manière d’être acteur de la société. Cela me renvoie aussi à la place qu’occupe le spectacle vivant aujourd’hui.

Nous sommes dans un système économique et dans un monde de surcon-
sommation mais il faut faire attention à ne pas reproduire cela dans la culture. Quantifier un spectacle sur la base de chiffres, dire s’il a du succès ou non, qu’est-ce que cela signifierait ? Il faut se méfier du fait d’avoir une stratégie de carrière car on peut très vite en être puni. Je me sens dans un conflit entre le fait d’avoir trop de visibilité et le questionnement constant sur ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Je travaille beaucoup sur des thèmes en lien avec la fragilité, et comment on peut rester à un endroit fragile pour ne pas tomber dans un geste un peu machiste qui relèverait du contrôle d’autrui.

Photographie à la Une © Grégory Batardon.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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