Je suis un pays

Une poésie du coup de poing.

Présentée à Vidy – Théâtre de Lausanne et bientôt au Festival d’Automne, la nouvelle création de Vincent Macaigne se révèle être une véritable poésie du coup de poing. Dans cet uppercut d’une apocalypse en cours ou à devenir Macaigne est dans un état d’urgence évident. Qu’en faisons-nous et qu’allons-nous en faire ?

Nous sommes là, nous, rescapés de la troisième guerre mondiale. D’emblée, un premier écho, comment dans le contexte actuel ne pas penser à deux mégalomanes, un américain et un autre nord-coréen qui font peser sur le monde une menace, des menaces qui ne vont que grandissantes… Sur les écrans défilent différents spots de pub de Coca-cola, Nespresso, Nestlé, Roundup… D’autres images montrent les crises boursières, les conflits, les guerres, les attentats… Dès lors, ne serait-ce que par ces quelques clés, toutes les questions semblent être posées : L’Homme détruira-t-il l’Homme ? La mondialisation aurait-elle bien des effets dévastateurs sur l’Homme et son environnement ? Prônons-nous la destruction par la destruction de l’autre, dans une non-acceptation de l’autre et de ses différences ? Ne pouvons-nous donc plus vivre ensemble sur une Terre qu’il nous semble impossible de partager ? Tout cela, Macaigne le montre, l’analyse et le porte dans un spectacle aux propos tentaculaires qui ne peut laisser personne indifférent car c’est à la bonne conscience, à l’esprit critique, au bon vouloir de chacun qu’il s’adresse. Il y a une évidente urgence à dire, à faire, à vivre dans cet instant de la représentation qui transcrit les maux du monde.

Presque évidemment chez Macaigne, le public rentre dans la salle dans un joyeux bordel, musique presque trop forte comme à l’accoutumée, chorégraphies improvisées sur Sarà perché ti amo ou Porque te vas… la majeure partie des personnes se prête à ce « jeu » presque léger et superficiel qui est en total contraste avec les propos de Je suis un pays. Sur le plateau, dans le premier tableau, c’est une profusion d’images qui est proposée : les drapeaux de la Corée du Nord, de la France, de l’Allemagne, de l’Union Européenne, de l’ONU ; en toile de fond on reconnait un de ces conseils des Nations Unies ; un Karcher, un distributeur, des trophées d’animaux, des fœtus dans des bocaux de formol, des tableaux de Caravage, et bien plus encore.
De là, une mère prend la parole et invective ses enfants Marie et Hedi Curie qui sont malgré eux à l’aube d’une sombre échéance. Fracas, profusion de fumée, cris, pleurs, le chaos est éminemment présent. « Il ne nous reste que ça à nous les premiers hommes, le sacrifice humain » ou encore « La parole nouvelle ce sera nous ». Deux extraits qui résonnent fortement et montrent sur quel(s) chemin(s) Macaigne est en train d’emmener le spectateur et qui disent avec force l’endroit incertain, l’entre-deux de l’état du monde.
Marie et Hedi sont frère et sœur, ils sont aussi un peu les Adam et Eve des temps modernes. Marie doit enfanter de l’enfant prodigue, mais elle le cachera au regard du monde, et Hedi est l’homme qui doit être amené à guider un peuple – toutes ressemblances avec les croyances judéo-chrétiennes ne seraient que (presque) fortuites. Entre également en jeu un roi ayant donné la liberté aux hommes… Qui est-il ? De quelle manière faut-il le percevoir ? Est-ce là le vestige éternel d’une idée donnée à l’Homme et dont il n’aurait pas su s’emparer ? Toutes les questions sont ouvertes.

Je suis un pays © Mathilda Olmi.

De là Macaigne présente une cage dans laquelle Marie et le Roi sont enfermés, cage se situant au-dessus de gradins en fond de scène dont le dernier rang est occupé par des cadavres (exquis). Tandis que Marie dit qu’elle est « la première femme violée par les anges », un reality show se met en place : Qui veut tuer le roi ? Un jeu présenté, non sans ironie, par Madame Trudeau et qui invite tout un chacun à tuer ce fameux Roi immortel ayant donné la liberté aux Hommes. La question subsidiaire possible de ce jeu est de pouvoir demander à Marie ce qu’elle a bien pu faire de l’enfant prophète. Il est ici question d’interroger avec ironie le fait de ne pouvoir sauver un pays mais de le divertir dans un jouissif sarcasme. On peut noter que le partenaire publicitaire de ce jeu, présenté comme une pub pour l’aide auditive est Audiens… petit appel à la caisse du régime retraite des intermittents !

« Ne partez pas, restez, je vous aime… le désastre est derrière nous, nous allons nous réinventer… ». Tels sont les mots prononcés juste avant l’entracte qui arrive comme une bouffée d’oxygène nécessaire dans ce qui est littéralement balancé à la gueule dans cette première partie qui nous porte déjà dans un endroit assez inconfortable et dont jaillissent de multiples questionnements sur notre condition d’être humain.

Cette condition n’est que plus mise à mal dans la suite de Je suis un pays. Le plateau quasi identique est agrémenté de pupitres évoquant un débat pour qui voudrait s’emparer du plus haut pouvoir politique. En véritable pied-de-nez aux dernières élections présidentielles françaises, Macaigne prend aux tripes avec des débats – que nous aurions probablement aimés il y a quelques mois en France – qui s’emparent tour à tour de sujets de fond comme la liberté « pensez-vous d’abord à la vôtre ou à celle des autres ? » en les confrontant à des questions sur ces fameuses crises mondiales, sur ces visions défaillantes du monde, sur le fait de sortir de la civilisation des experts (là, toutes ressemblances avec les invités de BFM ne seraient presque toujours que fortuites)… Se succèdent les invectives aux puissants de ce monde, de Trump à Kim Jong Un ou à Poutine, de Macron à Merkel… « Nous avons tous fait les mêmes écoles », sous-entendu, nous habitons tous la même planète et ne nous portez pas à notre propre destruction par vos politiques qui dépassent le commun des mortels. Nous sommes au bord d’un précipice, « dans nos veines coule la chaleur du malheur, de la démolition, de la destruction, de la déchéance, de la déliquescence… ». Et si tout cela n’était qu’un triste constat, qu’en ferions-nous, sommes-nous vraiment en train d’accepter aveuglément l’état du monde ?

À l’image d’une esthétique maitrisée de bout en bout par Macaigne, ce sont des dizaines de personnes, acteurs actifs de Voilà ce que jamais je ne te dirai qui investissent la salle en combinaison antiradiations et porteurs de lueurs frontales qui viennent se placer en face de nous. Les images esquissées sont superbes et résonnent parfaitement avec les paroles dites : « les prochaines années seront bouleversantes […] il aurait fallu dire ».

En effet il aurait fallu dire… Je suis un pays le dit… Je suis un pays dit toutes ces choses face auxquelles nous sommes confrontés presque malgré nous. On a beau avoir oublié la prophétie comme l’enfant prophète de Marie, c’est à nous et à nous seuls de nous faire notre propre prophétie car la Terre entière semble emprunter le chemin d’un désastre annoncé mais non inéluctable, rien ne l’est. Je suis un pays le crie avec force et plus que jamais, « L’avenir est à nous ».

Photographie à la Une © Mathilda Olmi.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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