Dominique Pitoiset

Dominique Pitoiset - © Maitetxu Etcheverria

Le bâtisseur.

Maître de la scène contemporaine francophone, il est – avec Nadia Fabrizio et la compagnie qui porte son nom – artiste associé de Bonlieu scène nationale à Annecy. Entrons dans les coulisses de leur première création Un été à Osage county, de Tracy Letts.

Une vision du théâtre.

Si c’était un art, ce serait certainement l’art de l’incarnation du sens, on peut dire ça un peu pompeusement… Il faut mettre en chair du sens immédiat, et que ce sens puisse être repérable aussitôt, voire émotivement par la communauté qui s’y trouve confrontée. Après toutes ces années de mise en scène, j’ai réalisé que je cherchais une forme de calme et de sérénité en étudiant les pathologies humaines. Au début, je voulais être esthète, et puis je me suis rendu compte que ce qui est passionnant, c’est l’étude du fait humain dans un bocal qui est celui du cadre de la scène. La vraie question est comment on met tout ça en jeu dans des effets miroirs avec ceux qui le regardent et l’écoutent, l’observent et l’étudient. Pour moi, la dérision est très proche de la mélancolie, dans la mesure où les systèmes de contrôle qui sont établis sur nous et ce qui nous semble être le préalable à la liberté est souvent un leurre. Nous jouons à comprendre ce qui génère une situation qui nous permet de survivre à la contrainte. C’est comme ça que je fais le choix de mes pièces. Un été à Osage county se déroule au fin fond de l’Oklahoma, dans les grandes plaines à bisons du Middle-Ouest, c’est-à-dire largué au cœur du désert de la faillite du grand rêve américain, au moment où on se rend compte qu’il est temps de retourner sur les côtes. Là, c’est le troisième volet d’un cycle. J’ai mis en scène Qui a peur de Virginia Woolf ?, d’Edward Albee, puis Mort d’un commis voyageur, d’Arthur Miller. C’est un cycle sur la dissolution, la dissolution d’un système, d’une pensée, d’une certaine valeur et la dissolution des individus dans ce système de pensée, la dissolution de l’économie qui a prévalu à tout ça.
J’espère que ce sont des œuvres qui collent à nos réalités et qui nous permettent de les envisager autrement. Je ne suis pas persuadé que le théâtre et l’art puissent changer le monde, je pense même le contraire, mais je me dis que certaines réflexions peuvent nous amener à changer nos modes de faire et la relation que nous avons au monde.
Le théâtre manifeste du politique, il l’est de fait au sens grec, mais je crois qu’il apporte une alternative au sein même du spectacle. C’est l’esthétique et la façon de vivre la représentation qui peut, d’un point de vue presque poétique ou émotif, être une alternative à la violence du monde ou à l’impuissance que nous avons à transformer ce qui nous étouffe fatalement. Peut-être qu’il y a là une énergie vitale, vivante, extrêmement jubilatoire et très communautaire qui peut se partager.

Dominique Pitoiset - © Frank Perrogon (Qui a peur de Virginia Woolf ?, 2009).

Dominique Pitoiset – © Frank Perrogon (Qui a peur de Virginia Woolf ?, 2009).

Un été à Osage county.

Si je devais choisir une littérature se rapprochant de celle de l’auteur de Un été…, ce serait sans aucun doute les poésies de T.S Eliot. Le poème, Les hommes creux, celui que lit Marlon Brandon dans Apocalypse Now, est un des plus grands textes qui ait été écrit. La pièce débute et se termine comme ça, « C’est ainsi que finit le monde, c’est ainsi que finit le monde, c’est ainsi que finit le monde, pas sur un bang, sur un murmure. ».
Je commence toujours mes créations en faisant une enquête et quelle que soit la pièce, même si c’est une pièce classique de répertoire, je pars toujours du principe que ce qui est écrit a été dit par des êtres qui ont vécu. Comme disait Vitez, « Le théâtre c’est raconter aujourd’hui des histoires d’hier qui vont peut-être pouvoir changer demain. ». C’est l’idée que Shakespeare n’est pas un auteur, mais plus de trois cent soixante personnes qui parlaient et dont les propos ont été retranscrits. Donc, j’enquête sur des faits divers, mais j’essaye d’en recomposer les éléments. Osage county, c’est l’histoire d’une famille irlandaise émigrée en terre Cheyenne. Un type alcoolique atteint de mélancolie va se suicider et laisser sa femme et ses filles seules au monde. Son enterrement est l’objet d’un règlement de compte qui est à l’image, finalement, de ce que nous sommes. Ils vont essayer de jouer au jeu de la vérité au début de la pièce. Lui est alcoolique et les filles sont en dépression. Cela reste drôle car il y a quelque chose de très cynique. La mélancolie est liée au fait qu’on n’a pas trouvé la solution et que nos rêves sont devenus des cauchemars. Ceux qui ont été entrainés dans l’utopie des autres ont pris la tangente et ont fait leurs valises. On se retrouve tout seul, en fin de vie, dans des endroits qui sont devenus hostiles parce qu’on n’en a ni l’économie, ni l’énergie et que le rêve s’est éteint.
Je suis allé là-bas, invité par ces indiens d’Oklahoma, j’ai fait plein de photos et j’en suis reparti avec de belles anecdotes. Dans un village, j’ai appris qu’Oklahoma veut dire « homme rouge » en langue Cheyenne, et Patouchka, le village dans lequel se passe la pièce veut dire « cheveux blancs ». Patouchka est un bled comme dans les westerns, il y a une rue, le saloon, la banque, la poste… Je suis allé me balader au bord du lac de Patouchka pour voir où ce mec était mort. J’étais donc au bord du lac, il n’y avait personne, juste un vieux type qui sort d’un bungalow et qui s’approche de moi. Il me demande qui je suis, pourquoi je suis là, et il me dit en rigolant :
« C’est un long voyage pour venir regarder de l’eau ». Quand je lui raconte pourquoi je suis là, il me dit : « Ah ! Osage county, la pièce qui a été jouée à Broadway, le bungalow c’est celui-là, et les filles étaient là, c’est ici qu’elles faisaient leur barbecue, il est rouillé, maintenant qu’il est mort. ». Entre fiction et réalité, la pièce de Tracy Letts est en grande partie autobiographique, c’est son grand-père qui s’est suicidé en se jetant dans le lac. Dans ma machine à remonter le temps je suis allé à l’endroit où l’auteur a mis en route l’imaginaire à partir des réalités qu’il connait, et la maison dans la pièce est en fait la maison de retraite des grands-parents de Tracy Letts. Quand il était gamin, c’était son lieu de vacances. Quand on entre dans l’intimité des secrets de fabrication, on n’entend plus du tout de la même manière ce que disent les personnages de la pièce. Ce sont des gens qui ont vraiment dit ça à un moment de l’histoire du monde et nous allons reconstituer la crédibilité de ce que ça a pu être.
Grâce à cette enquête j’ai compris des choses toutes bêtes. Quand je commence à établir des connections, je me dis que mon histoire est une sonate de spectres. Quand le mâle dominant disparaît, que devient la tribu, surtout en territoire hostile ? Eux l’ont toujours vécu inconsciemment comme un territoire hostile.

Dominique Pitoiset - © Cosimo Mirco Magliocca (Cyrano de Bergerac, 2013).

Dominique Pitoiset – © Cosimo Mirco Magliocca (Cyrano de Bergerac, 2013).

Le processus de création.

Je m’interdis d’avoir des images scénographiques au début de la création. À un moment, il y a des pièces du puzzle qui sont incontournables, déjà ce qui est nécessaire, après ce que je veux raconter et ensuite comment les choses s’organisent entre elles. J’ai des carnets de notes, mais ce n’est pas très bon d’avoir trop d’idées avant. Je suis un peu dans les starting-blocks, je sais que lorsque l’on prépare bien le match, après il faut s’adapter à la réalité des autres. Guider une mise en scène, c’est inventer dans l’instant avec les autres, en étant persuadé que lorsqu’ils inventent quelque chose que l’on a rêvé depuis très longtemps, on a atteint le but. C’est le problème du metteur en scène, il ne doit pas seulement imposer ses idées aux autres mais doit faire en sorte que les autres aient les bonnes idées qu’on a souhaité qu’ils aient. Ce sont les processus de réalisation qui sont compliqués. Finalement, ce sont les autres qui sont emmerdants. Mais le jour où ils ne seront plus là, que l’on ne fera des spectacles qu’avec des hologrammes, on sera vite sec. C’est une belle aventure humaine, elle est compliquée et quelque fois affectivement douloureuse, mais elle est riche de confrontations aux désirs et aux peurs. Ce sont des métiers qui sont traversés par la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être connu, de ne pas être estimé. Il y a beaucoup d’angoisses et d’inquiétudes, c’est ce qu’il faut réussir à accompagner.

Dominique Pitoiset - © Frédéric Desmesure (Sauterelles, 2006).

Dominique Pitoiset – © Frédéric Desmesure (Sauterelles, 2006).

Illustré – photographie à la une – par Maitetxu Etcheverria (Mort d’un commis voyageur, 2010).

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