Incendie

Peu importe, ce jour-là, d’où je venais et où je me rendais. Je me souviens seulement de cette route droite et ligneuse qui venait d’être refaite, d’une noirceur impitoyable, avec des lignes blanches presque éblouissantes. La lumière solaire inondait le ciel, éclaboussant le pare-brise de mon véhicule, douloureuse à l’œil. Je n’avais pas chaud : la climatisation poussée à fond me permettait de vivre dans une bulle froide, et je traversai grâce à mon vaisseau glacial la brûlure sans fin de l’été. Je roulais, je roulais vite, et jetais parfois un œil aux oliviers qui se maintenaient sur la terre sèche d’une restanque. J’ai eu le temps d’y repenser à tout ça, depuis : aux oliviers, aux champs de vignes, à cette route droite qui menait vers un autre ennui — ni plus ni moins invivable — aux jours qui s’enchaînent, et à tout ce qui s’est ensuivi. Les gaietés criardes et récurrentes des publicités à la radio avaient fini par me lasser ; je l’avais coupée pour me laisser bercer par le ronronnement du moteur, plongé dans une torpeur qui aurait pu m’entrainer vers le sommeil. Il y eut un très léger virage, puis mon regard s’est déporté vers le bas-côté. Vers cette silhouette qui s’élevait comme une colonne de sel au croisement de la route, le seul croisement depuis plusieurs kilomètres. Dans ce paysage désolé, écrasé par le soleil, où dominait la couleur ocre et jaune de la roche, elle ne pouvait qu’alerter mon regard. Les traits bleus de sa robe. J’ai ralenti : il n’y avait à cet endroit ni arrêt de bus, ni l’ombre d’un arbre sous lequel s’abriter ; la chaleur au-dehors était à peine tenable. Et pourtant elle se tenait là, très droite, sur des talons hauts qu’on remarquait à peine puisque d’une couleur semblable à la rocaille environnante. Il y avait dans sa posture — dans cette solitude du bord de route — quelque chose de si vulnérable, de si majestueux… À mesure que je me dirigeais à son encontre, décélérant, j’ai essayé de me raisonner, et de me dire qu’il ne fallait pas céder à mes pulsions, à la pénible facilité que ce corps représentait. J’ai essayé de détourner mon regard pour me concentrer sur la route devant moi…

Après avoir dépassé la silhouette d’une trentaine de mètres, j’ai freiné pour de bon, en me déportant vers le bas-côté de la route. Le bruit des roues sur le gravier a laissé place au silence. Un grand silence, perturbant et total, comme celui que l’on rencontre après avoir plongé sous la surface de l’eau. En moi une tension sourde s’amplifiait, tandis que le rétroviseur me renvoyait le reflet statique de la femme. Tout était très calme, ça, je m’en souviens. Son visage tourné de profil vers moi, elle me fixait du regard ; ses cheveux blonds roulaient des deux côtés de son épaule. Le battement de mon cœur se faisait légèrement plus puissant, sans vraiment s’accélérer, tandis qu’elle restait là, sur le bord de la route et que nous nous regardions par le miroir du rétroviseur. Elle ne devait voir que mes yeux dans le petit rectangle de la glace, suspendu légèrement au-dessus de ma tête — cette glace qui faisait comme un sas pour nos regards. Devant moi la route s’étendait toujours, à perte de vue, ligneuse, inéluctable. Cette longue route, ai-je pensé. Déserte jusqu’à l’horizon, tragiquement belle et plate, cette route ressemblait à tant d’autres, et je me suis senti pauvre. Et traqué. Je me sentais complètement démuni devant ce qu’il me restait à parcourir, ou qui était déjà parcouru, ce qui en un sens revient parfois au même. Le reflet de la jeune femme renvoyé par le rétroviseur ressemblait soudain à une possibilité d’aventure. Mais non, je le savais, on ne pouvait pas déchirer la route. On essayait, pourtant. Mais contempler cette silhouette dans le rétroviseur, qui se tenait là, si féminine et si charnelle, me faisait presque frémir. Un désir brutal m’a pris au corps : une pulsion qui me léchait les côtes, qui remontait jusqu’à ma nuque, comme un insecte qui se serait faufilé sous mon t-shirt tandis que je continuais de regarder cette femme. J’avais encore ce courage-là, moi.

J’ai scruté ses cheveux blonds, son sac qu’elle tenait du bout des mains, son corps, l’arrondi de sa poitrine et ses hanches que moulait une robe légère. Et je me suis attardé sur la nudité de ses jambes affinées par les talons hauts, sur les traits bleus de sa robe qui rappelaient la cruelle douceur de la mer. Son visage souffrait en plein soleil ; dans la chaleur atroce et la lumière aveuglante alors qu’ici, tout était froid. En silence nous nous regardions.

J’ai passé la marche arrière pour revenir lentement à sa hauteur. Lorsque j’ai abaissé la fenêtre, l’air chaud s’est violemment engouffré dans le véhicule. Elle s’est penchée vers moi. Sa main s’est posée sur le rebord de la portière, et je pouvais remarquer le vernis turquoise de ses ongles. Je n’ai rien dit, rien demandé, le silence se fait toujours complice de la beauté, et ses yeux arboraient des reflets d’azur — ils brillaient d’un éclat rare et faux, comme pour mieux m’attirer vers elle, comme pour ne pas me laisser d’autre choix que de céder. Et tout s’emballait, je me brûlais, de plus en plus, au fond de moi. Je n’ai rien dit, rien demandé, ce qui la surprenait. Elle a passé sa main pour lisser le tissu de sa robe, à hauteur de ses cuisses galbées, et par ce geste elle me défiait un peu plus ; elle tentait de m’attirer vers l’abysse de sa sensualité où tout en moi se serait fissuré — tout était à portée de main — de mot — d’argent. Et si je n’ai rien dit, ce n’est pas tellement par timidité, encore moins par inhabitude, mais simplement parce que ma voix me semblait inutile et lâche et que je voulais continuer à la regarder. Il n’y avait que nous dans ce paysage rocailleux. C’était bien assez. Dans le désert, la fleur évanescente. Au fond de moi un nœud se formait, l’amertume me nouait le cœur. En se penchant à nouveau vers moi, à travers la fenêtre abaissée, sa chevelure a chuté sur le rebord de la portière, exhalant un parfum floral qui flottait jusqu’à mes narines ; la chaleur avait fini de chasser l’air climatisé et je brûlais de désir. Elle était prête à acquiescer si j’avais rompu le silence. Elle était prête à venir s’asseoir près de moi, sur le siège passager, et elle aurait été de fait ma passagère. J’étais prêt à emprunter ce chemin à la perpendiculaire, pour m’arracher à cet enfer noir, à bifurquer sans doute encore une fois, pour être tranquille, au milieu des bosquets asséchés et de la terre épineuse. Et je voulais tant quitter cette route. La fuir, cette longue route noire, rien qu’un instant, pour sentir son corps entre mes mains. Caresser cette peau tiède et délicate qui semblait si pure, et passer dessus ma langue pour goûter au sel de sa sueur, lécher ces gouttes qui déjà ruisselaient sur ses joues, ses pommettes rougies par les coups de soleil, sur sa gorge, le haut de sa poitrine… Serrer la fragilité de cette femme pour m’y blottir. Et oublier.

Sa féminité me laissait éternellement à rebours du fantasme, mais je n’ai rien dit, rien demandé, pour ne pas briser le cristal. Elle a détaché sa main de la portière pour s’effacer, puis je l’ai vue s’éloigner dans le miroir du rétroviseur. Sa robe blanche, striée de lignes bleues, descendait sur le haut de ses jambes dénudées. Je suis reparti en trombe, sans regarder derrière moi, accélérant sur l’asphalte où se succédaient les lignes blanches et fines comme des barreaux. Ne pas se retourner. Dans la voiture, la climatisation crachait un air glacial. Derrière moi le souffre et le feu, et devant : la route, la lame noire de la route qui tout au bout, à l’horizon, donnait l’impression de brûler et s’évaporer sous un soleil de plomb.

Photographie à la Une © Pierre-Paolo Dori.

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