Le concret.
Demain, la guerre ? Le chaos climatique et la course effrénée à des ressources devenues de plus en plus rares ? Chercheur en études stratégiques, auteur de l’ouvrage Géopolitique d’une planète déréglée, il tente d’apporter des éclaircissements sur le lien entre les guerres modernes et la destruction de l’environnement.
Nous assistons ces dernières années à une forme « d’emballement climatique », caractérisé par la succession de manifestations extrêmes. Sècheresses, canicules, ouragans, inondations, cyclones, fonte des banquises arctique et antarctique… Autant de symptômes d’une planète qui semble devenir de moins en moins accueillante, voire vivable ?
La première chose qui me vient à l’esprit, c’est la difficulté subie par un très grand nombre de nos contemporains à saisir que, collectivement, à l’échelle non seulement de l’humanité, mais aussi à celle de toutes les espèces terrestres vivant sur cette planète aujourd’hui, nous sommes entrés dans une phase de changement biophysique accélérée. Une phase sans équivalent dans l’histoire géologique ou même dans l’histoire humaine. Ainsi, dans l’expression « changement climatique » il est essentiel de saisir la dimension propre à cette dynamique désormais permanente de changement constant. Ce changement se manifeste par la multiplication de phénomènes extrêmes, mais ces derniers ne sont « que » des signaux d’un phénomène beaucoup plus ample, et beaucoup plus grave, à savoir le changement des conditions géophysiques et biologiques qui constituent les paramètres dans lesquels notre espèce s’est développée. Or, en modifiant ces paramètres, nous modifions les conditions de vie dont nous dépendons pourtant. En d’autres termes, nous pourrions dire que nous sommes en train de nous « téléporter » sur une planète inconnue, une « defiant Earth », comme la qualifie Clive Hamilton.
Dans Géopolitique d’une planète déréglée, on mesure à quel point le bond technologique de la révolution industrielle a conduit à une capacité de destruction sans cesse exponentielle. Intervient la faculté de l’homme à détruire, non plus seulement son ennemi, mais l’environnement de son ennemi, les conditions écologiques permettant sa vie et sa stabilité. L’utilisation du chlore, du gaz, des armes chimiques, jusqu’à l’emploi de la bombe atomique. Vous parlez ainsi d’une « militarisation de l’atmosphère » depuis la Première Guerre mondiale. Les grandes puissances sont-elles toujours dans cette optique ?
L’utilisation militaire et géopolitique de secteurs entiers de l’environnement, voire de la biodiversité, à des fins coercitives est inscrite dans l’histoire humaine et dans l’histoire récente de notre planète. Cependant, comme vous le soulignez, ces deux cents dernières années ont aussi été celles de la militarisation des capacités thermo-industrielles, chimiques et nucléaires. Il faut cependant remarquer que si l’emploi des gaz de combat pendant la Première Guerre mondiale à des fins tactiques, et à des fins génocidaires pendant la Seconde Guerre mondiale, a ouvert la voie à la militarisation « ultime » des composants les plus fondamentaux de la matière avec la bombe nucléaire, celle-ci a déclenché une réflexion de fond sur le rapport contemporain à notre environnement. En effet, la multiplication des essais nucléaires entre le milieu des années quarante jusqu’à la fin de la Guerre froide (1990), et les stratégies de dissuasion nucléaire, ont alimenté une réflexion prospective sur les effets possibles d’une guerre nucléaire. Ce courant de la recherche a débouché, entre autres, sur la notion d’« hiver nucléaire », qui serait déclenché par la projection de quantités phénoménales de cendres et de suie dans la haute atmosphère, à la suite des incendies initiés par les frappes nucléaires. Cet « hiver » accompagné des retombées radioactives détruirait les écosystèmes, et ainsi les supports de vie fondamentaux des sociétés contemporaines. L’immensité de ce danger a amené les grandes puissances à beaucoup de prudence quant aux usages stratégiques de la puissance.
Vous y évoquez aussi le fait de « guerres de l’effondrement », relatives à la raréfaction des ressources, à la compétition pour leur accès, ainsi qu’aux tensions croissantes dans certaines zones du monde. Quelle est, aujourd’hui, la guerre la plus emblématique de cet effondrement en cours ?
On ne peut que penser à la Syrie. Ce pays a été frappé par une terrible sécheresse de plusieurs années, entre 2006 et 2011, qui a littéralement disloqué le monde rural syrien et a entraîné un immense exode rural, dans des villes. Les villes syriennes n’étaient pas préparées à de tels flux. Cela a engendré d’immenses tensions sociales qui ont été un facteur très important dans la déstabilisation politique du pays et son basculement dans la montée aux extrêmes, puis la guerre civile à partir de 2011. Par ailleurs, pendant près de dix ans, cette sécheresse a été précédée par le développement de l’agriculture du coton lourdement consommatrice d’eau, promue par le régime de Bachar el-Assad, pour soutenir son commerce extérieur. Quand la sécheresse a commencé, ce pays semi-aride avait largement épuisé ses ressources en eau. Le cas syrien montre bien comment le changement climatique affecte les vulnérabilités matérielles, sociales et politiques des pays. Mais ce « stress climatique » frappe aussi le nord du Nigéria, le Soudan et d’autres espaces qui sont socialement, politiquement, économiquement et écologiquement fragiles.
Aussi, ne pourrait-on pas intituler plutôt votre livre « Géopolitique déréglée d’une planète exsangue » ?
J’espère que non ! Un dérèglement implique qu’il existe encore la possibilité de trouver de nouveaux équilibres. Si nous étions sur une planète « exsangue », vous et moi aurions les préoccupations de survie quotidienne qui sont celles, par exemple de millions de gens dans la bande sahélienne alors qu’y sévit une sécheresse d’une ampleur historique…
Dès lors que la planète pourrait enregistrer une hausse des températures de plus de deux degrés, voire davantage, ce qui nous précipiterait dans l’inconnu, envisagez-vous par exemple la formation d’un gouvernement mondial, intervenant dans des nations en proie au chaos, ou bien, au contraire, une fragmentation totale avec un retour à des modes de gouvernances archaïques ?
Je pense qu’une réflexion et une réaction de fond à ce « méta risque » est en train de monter, réaction politique que, par exemple, le gouvernement chinois qualifie de « civilisation écologique », qui est une immense politique de réaménagement écologique de leur tissu industriel et urbain, afin de compenser les excès des décennies passées. Mais cette réaction de rétablissement de nouveaux équilibres s’exprime sous de multiples formes, en bien des endroits, sous d’autres noms, comme les objectifs de développement durable des Nations Unies.
Les océans s’asphyxient. Les zones mortes, privées d’oxygène, s’accroissent et se multiplient dans différentes couches, de même que leur acidification détruit le corail et donc, la biodiversité. À cela s’ajoute la surpêche. « La guerre des océans » aura-t-elle lieu ?
En fait, la concurrence pour les ressources marines s’exacerbe à mesure que les besoins des populations augmentent et que la pression sur l’océan, due à la surpêche, à la pollution terrestre, à l’acidification et au réchauffement augmente… Il en résulte des tensions toujours plus fortes, comme entre les six pays riverains de la mer de Chine du Sud.
En Somalie, on sait que la piraterie a fait fuir les navires de pêche industrielle pendant un long moment. Vous expliquiez que les eaux côtières étaient redevenues poissonneuses en conséquence…
Oui, mais le retour à l’ordre des populations côtières a recommencé à attirer les grandes flottes industrielles, alors que les pirates et anciens pêcheurs ont été repoussés… Mais la question de fond est en effet de savoir si la vie sur Terre n’est pas directement mise en danger par cette asphyxie de l’océan.
L’émergence de mouvements écologistes, comme Sea Shepherd ou Greenpeace, vont-ils avoir une réelle influence politique à mesure que la planète se dégrade ?
Il me semble plutôt que les opinions publiques évoluent par la prise de conscience qui combine les connaissances et la multiplication des expériences personnelles et collectives de la crise climatique et biologique. Même le Président Donald Trump a reconnu, début octobre 2018, à la suite de la super tempête « Michael », la réalité du changement climatique.
On sent dans vos publications une grande sensibilité à l’égard de la musique et de la création artistique, comme si elles étaient l’expression d’une volonté de demeurer contemplatif. Comment faire un lien aujourd’hui entre l’art et l’écologie ?
Effectivement, l’art et la culture sont de très puissants moyens pour faire évoluer les consciences collectives. Ainsi, c’est le film Le Jour d’après qui, en 2004, a littéralement permis au débat sur le changement climatique de prendre une échelle globale. La vraie spécialiste de ces questions est ma grande amie Alice Audouin, directrice de l’association Art of Change 21. En évoquant cette question, je me souviens d’une exposition itinérante sur la chasse à la baleine, à laquelle ma mère m’avait emmené quand j’avais cinq ans. Je pense aussi à certains films, La Guerre des mondes de H.G. Wells, Mad Max 2, Apocalypse Now. J’avais seize ans lors de la catastrophe de Tchernobyl, je vivais dans une zone rurale et agricole, où « le nuage est passé » et je me souviens avoir vu des phénomènes aberrants ce printemps- là. Je ne saurais enfin que trop conseiller les ouvrages de Max Weber, de Norbert Elias, de Peter Sloterdijk et de Clive Hamilton, ainsi que l’ouvrage essentiel de Thomas Homer-Dixon, The Upside of Down.
Image à la Une © Jean-Michel Valantin.