Passer ses jambes de l’autre côté d’une balustrade demande de ne pas trembler. Mais généralement dans ces moments-là, on ne tremble pas. Il n’y a plus rien à justifier. Pas assez bon, pas assez bien, pas assez grand, fort, courageux, sûr de soi, pas assez d’un être ; on ne suffit pas. Tout alentour reçoit l’éclat de cette insuffisance. Les victoires remportées s’agenouillent devant des souvenirs de défaites dont pourtant la moitié au moins a été minutieusement fabriquée. Le compte rendu d’une vie, fut-elle trop courte pour qu’un compte en soit rendu, est lu en diagonale dans la clarté d’un souterrain privé où Soi se soumet, fervent, à sa propre dictature. Dans cet air magistralement confiné, Soi gagne du temps sur la seule lecture admissible de sa substance, celle qui réhabiliterait ses qualités et sa lumière, pour en consacrer d’autant plus à la macération de son âme. Lorsqu’un homme organise sa fin, c’est lové au creux de son propre ombilic. Rien ne subsiste de ce qui, par conviction ou même par nature, confronte son projet. Les rayons du soleil, la flore imperturbable en-dessous, le sourire de la mère perçu au bout du fil, la procession sonore de jeunes enfants en sortie scolaire sur le trottoir d’en face, les perspectives des amis, leurs messages, la frivolité des inconnus attablés, ennuyeuse et salvatrice — seule plaie qui soit aussi vertu ; la tendresse de l’Autre, la quiétude du félin qui continue de voir les yeux fermés, toutes ces choses plus ou moins grandes mais de forces égales, originaires de l’amour, tambourinent à la porte longtemps, énergiquement, jusqu’à s’éteindre. Dans le décorum du nombril, malheur à ce qui pourrait ressembler à une alternative. Le repos, la villégiature, ou le docteur, les soins… Tout cela outre Soi et le rend violent, plus déterminé que jamais dans sa déconquête du monde. Le futur suicidé sait qu’il est sur la bonne voie lorsqu’il sent s’approcher la lisière du monde. Ce matin, je me suis levée comme une contradiction. Un corps parfaitement sain de trentenaire à l’exorde de sa vie conduisant l’âme qu’il abrite sur le balcon. La femme et l’homme qui m’ont conçue ronflent à côté doucement. Quelque chose en moi, ma nuitée je crois, est pris d’une tectonique muette. La ruelle n’est encore peuplée que de pigeons, de chats et de blattes, chacun défendant son territoire délimité par la chaleur d’un moteur de voiture à peine revenue d’une fête. J’entends. Les feulements étouffés ; les roucoulements monochromes ; les ressorts d’un lit dans l’immeuble mitoyen où s’écroule une superbe femme encore chaussée ; une mobylette étourdie là-bas, au bord de la ville. Juste assez de son. C’est le moment. Ma jambe droite est ma jambe d’appui. Elle veut passer la première de l’autre côté. Dans le passé, ici même, j’ai plusieurs fois longuement considéré la distance me séparant de l’asphalte, par simple goût des perspectives, ou de leur art de nous égarer. Ici même, nous avons pris d’interminables thés avec ma mère, assises sur le carrelage corail, sous un soleil cousu à l’infini. J’étais en vacances, et l’odeur de la menthe échaudée n’eut pu émaner nulle part ailleurs. Je me souviens qu’à chacun de mes passages, de nouveaux dessins indélébiles exécutés par mon neveu de deux ans couvraient le muret intérieur. Ces traces colorées étaient sans doute la plus grande intimité dont il serait jamais capable avec nous. Il fallait en profiter. Entre deux gorgées, les yeux rivés sur le ciment bariolé, nous tentions de saisir ce que Enzo devenu homme s’appliquerait à nous dissimuler. C’est alors qu’ils surgissaient, lui et sa joie tonitruante, et nous ordonnaient de les surélever pour compter les voitures, mêlées à l’humble ballet de grues et de tractopelles employées depuis plusieurs années à finir cette rue. À l’heure où je vous parle, elle est toujours en cours.
À Meriem.
Photographie à la Une © Grégory Dargent.