Le génie de la coolitude

Où nous découvrirons qu’un musicien malheureux peut rendre un mélomane heureux (mais pas l’inverse). Et qu’un musicien heureux a le droit d’essayer.

Doum dap di da di doum ba doum ba doum, dap di doum ba doum ba doum, dap di da di doum… À fredonner sur l’air de Don’t worry, be happy.

La Marque du Génie.

Le sens commun assimile souvent l’artiste, a fortiori le musicien, à un être torturé. À lui les drames psychologiques, familiaux, les drogues, la maladie, substances nourricières de toute création, marques du génie. Les plaines calmes et ensoleillées du bonheur seraient un horizon réservé au commun des mortels. Il se trouve même un compositeur ayant eu le malheur de se nommer… Mahler (Gustav de son prénom). Né en plein XIXe siècle, âge d’or du romantisme et du génie torturé, il a répondu présent à son destin puisqu’il a connu une enfance douloureuse (juif de la minorité germanique vivant en Bohême, parents qui ne s’entendaient pas) et une vie adulte tumultueuse (crises conjugales, attaques antisémites qui perturbaient sa vie professionnelle, disparation de sa fille à l’âge de cinq ans ou malade incurable du cœur). Il meurt en 1911, à cinquante ans, d’une angine. L’exemple est symptomatique d’une profession qui semble vouée aux difficultés en tous genres. La musique est pour ces musiciens un refuge, le lieu d’expression de leur être profond, quand tout leur environnement les écrase.

On trouve des musiciens malheureux à toutes les époques (le malheur précède et survit au romantisme dans l’histoire) : Wolfang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven ou le fameux club des 27 avec Robert Johnson, Brian Jones, Kurt Cobain, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morisson et Amy Winehouse. Ces derniers, dont les morts prématurées (à 27 ans, d’où le nom du club) ont jalonné et façonné l’histoire du rock, ont pour point commun d’avoir été de grands musiciens en proie à diverses addictions. Jim Morisson, poète avant d’être chanteur, a eu une enfance marquée par un père autoritaire et a trouvé la voie de la rédemption dans la consommation de drogues, tout comme ses contemporains Jimi Hendrix et Janis Joplin. Il déclarera pourtant quelques temps avant sa mort : « Je ne peux pas dire que je regrette ce que j’ai connu mais, s’il avait fallu recommencer, je crois que j’aurais choisi l’itinéraire tranquille de l’artiste qui travaille dur dans son jardin. » De l’aveu même de Jim Morisson, il serait donc possible de créer une œuvre profonde sans passer par les excès d’une carrière à cent à l’heure. Il reconnaît même l’existence d’artistes forgeant leur œuvre à la sueur de leur front et non à la seule urine de leur bière – pensait-il à Georges Brassens ? Pourtant, le mal-être de Kurt Cobain et d’Amy Winehouse, qui a conduit l’un au suicide et l’autre à l’overdose, semble indissociable de leur talent et, il faut l’ajouter, de leur mythe. Auraient-ils créé une œuvre aussi marquante s’ils avaient mené une vie tranquille ? Le malheur semble ici tenir lieu de destin et être la condition même de toute création artistique valable.

La musique adoucit les mœurs.

La vie est cruelle car si l’on s’en tient à ces affirmations, les gens heureux ne comprennent rien à l’art et sont encore moins capables d’en faire. Pourtant, s’il est parfois difficile de connaître de façon certaine l’état émotionnel de l’artiste quand l’inspiration lui tombe sur la tête, il est aisé de reconnaître l’effet que sa musique nous procure. Et souvent, elle nous fait du bien. Écouter de la musique triste quand on est triste nous permet d’aller mieux, tandis que faire le contraire serait catastrophique. Paradoxal ? En prolongeant nos émotions, la musique nous aide à les extérioriser et nous soulage donc un peu. Qui n’a pas déjà éprouvé le plaisir revigorant d’écouter du métal bien gras quand il est en colère ou l’enjoué Happy de Pharrell Williams pour parfaire à sa bonne humeur (à consommer avec modération sinon ça tape sur les nerfs) ?

Musicothérapie, dessin d’illustration.

Au-delà de l’usage récréatif de ce type d’écoute, la musicothérapie exploite largement cet effet pour augmenter notre bien-être. Cette discipline de l’art-thérapie postule qu’une écoute ciblée selon le profil du patient peut permettre de le relaxer voire d’atteindre un état d’hypnose, qui peut in fine soigner des maux tels que l’insomnie, l’angoisse ou des troubles psychosomatiques. L’écoute musicale peut également permettre à des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer de stimuler leur mémoire sensorielle ancienne de façon à ralentir la progression de la maladie. Dans son volet actif, la musicothérapie, à travers l’utilisation d’instruments et notamment de la voix, peut soigner des troubles plus sévères tels que l’autisme. Cette utilisation thérapeutique de la musique atteste ainsi de son effet réel sur notre psychisme et donc sur notre corps. L’adoption de cette technique par le monde médical est d’ailleurs de plus en plus large, bien que le diplôme de musicothérapeute ne soit pas encore reconnu en France.

Au-delà du développement récent de la musicothérapie sur des bases rationnelles, l’utilisation de la musique dans un but thérapeutique est, elle, très ancienne. En effet, nombre de rituels de guérison dans le monde sont centrés sur une production sonore. Ces pratiques chamaniques engagent souvent la voix et les percussions dans le but d’atteindre un état de transe. La vogue actuelle d’un néo-chamanisme a permis de faire connaître en Occident les pratiques chamaniques de Sibérie et d’Asie centrale, mais on retrouve ce type de rituels dans le monde entier. S’ils ne visent pas à proprement parler le bonheur de la personne qui vient consulter le chaman, ils contribuent sans aucun doute à son mieux-être.

Un chaman Saami avec son tambour magique par Knud Leem (1767).

Dans le sillage du néo-chamanisme, de nombreuses techniques de développement personnel utilisent la musique pour procurer un certain bien-être. Yoga du chant, sophrologie, pratiques des mantras et chant tibétain… Il suffit de se promener sur YouTube pour se faire une idée de la diversité de ces pratiques, qui mêlent souvent approche musicale et mystique. Quand ce ne sont pas les personnes qui chantent, un fond musical new age est utilisé. Ce courant musical né dans les années 1970 (l’album Spectrum suite Steven Halpern, sorti en 1975, est considéré comme le premier du genre) vise la relaxation de l’auditeur plutôt que la performance musicale, utilisant abondamment synthétiseurs, flûtes et autres bols tibétains. Renouant avec l’idée d’une musique fonctionnelle alors que la musique occidentale savante l’a abandonnée depuis longtemps au profit d’une visée esthétique, ce n’est pas l’inventivitée (ou son manque) harmonique ou mélodique des compositions new age qui fait leur intérêt. Cependant, tout mélomane que vous soyez, prenez le temps d’ouvrir vos chakras et vos oreilles : quiconque a goûté à ces délices de Capoue ne peut que se laisser bercer par leur charme vénéneux.

La musique ne fait pas le bonheur mais elle y contribue.

Et le bonheur dans tout ça ? Matilda Aeolia, chanteuse lyrique, chanteuse de l’âme et musicothérapeute, affirme que la pratique du chant vibratoire permet d’accéder au « bonheur d’être soi ». Si c’est effectivement le cas, ite missa est, nous avons découvert le secret du bonheur et je n’ai plus rien à dire. Mais comme nous ne sommes pas tous égaux face au chant vibratoire, nous nous en tiendrons à postuler que ces pratiques procurent un certain bien-être et sans doute du plaisir à qui en fait l’expérience. La question reste donc entière : la musique permet-elle d’atteindre le bonheur, l’ataraxie, le nirvana (Kurt Cobain, nevermind) ?

La question est vaste mais on peut être sûr d’une chose : si elle ne permet pas nécessairement d’atteindre le bonheur, la musique permet au moins de le chanter. Et d’ailleurs, comment ne pas être joyeux en entendant le sifflement insouciant de Bobby McFerrin sur Don’t worry, be happy ? Il m’est personnellement impossible de résister à cette mélodie du bonheur. Il pourrait même s’agir, après le très solennel Hymne à la joie de Beethoven (Symphonie n°9, 4e mouvement, sur un poème de Schiller), du nouvel hymne au bonheur, voire même, accomplissement suprême, de l’hymne à la coolitude ! S’il n’aura certainement pas un impact miraculeux sur les plus dépressifs de nos concitoyens, cet hymne, chanté tous les matins, aura au moins le mérite de faire pousser quelques dreadlocks aux plus sauvages capitalistes d’entre nous (courons de ce pas lancer une pétition pour remplacer enfin La Marseillaise).

Moins optimistes que Bobby McFerrin, Serge Gainsbourg et Jane Birkin ont quant à eux décidé de prendre le problème à l’envers en fuyant « le bonheur de peur qu’il ne se sauve ». Si l’espoir de la possibilité d’une existence du bonheur subsiste dans cette formulation, la philosophie de la chanteuse Berry est plus radicale : « N’ayez pas peur du bonheur / Il n’existe pas / Ni ici, ni ailleurs / Da di da di da, da di dam / Nous allons mourir demain. » Même son de cloche chez Benjamin Biolay qui chante de sa voix d’outre-tombe « J’ai pas trop l’habitude d’être heureux comme un prince » dans Le bonheur, mon cul. De toute évidence, les chanteurs et chanteuses hexagonaux ont une plus forte inclination pour le pessimisme que leur homologue américain. Henri Salvador fait exception, lui qui a « voyagé dans le bonheur / Ça n’a duré que quelques heures / Mais ça valait la peine. » Voyage amoureux, onirique, poétique, voilà une recette du bonheur idéale à tous égards.

Alors, les musiciens, heureux ? Leur public sans doute, surtout quand leur revient à l’oreille une mélodie familière qui a su toucher leur âme. Si la musique a un tel pouvoir sur ceux qui l’écoutent, gageons qu’elle l’a aussi sur ceux qui la créent et que le mythe du musicien tourmenté seul sur son rocher est derrière nous. Nul besoin de drogues et autres expédients pour se prouver que nous avons du génie. Laissons plutôt le « bonheur d’être soi » envahir nos cordes vocales et chasser notre mélancolie surannée de poètes.

Image à la Une © Benjamin Gray, Smiley.

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