Rodolphe Congé

Né en 1972, ancien élève du Conservatoire National d’Art Dramatique, on a vu récemment Rodolphe Congé dans Le Canard sauvage d’Ibsen, mis en scène par Stéphane Braunschweig. Il a travaillé également avec Joris Lacoste comme dramaturge et acteur. Il joue actuellement en tournée dans Ce qui nous regarde, de Myriam Marzouki, et dans Notre Faust, la série théâtrale de Robert Cantarella. Il a mis en scène au Théâtre Ouvert deux courtes pièces de Nicolas Doutey.
Mais il nous a surtout impressionné par son seul en scène donné cette année au théâtre de la Cité internationale, dans le cadre du festival d’automne (voir notre article du 14 octobre dernier), une adaptation de David Foster Wallace, Rencontre avec un homme hideux.
Rodolphe Congé nous a accordé un long entretien, où il rapporte, à l’occasion de son expérience récente, les origines et le sens de sa démarche initiale sur ce projet. Il nous explique ensuite comment il a construit la mise en scène de son spectacle. Puis il en dégage pour nous les significations ultimes. Enfin, il nous confie quelques éléments de son expérience de comédien.

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« La lumière en hiver juste avant le crépuscule »
(Dramaturgie d’une expérience spirituelle inouïe)
Carnet d’art : Rodolphe Congé, comment en êtes-vous venu à David Foster Wallace et à ses Brèves rencontres… ?

Rodolphe Congé : Joris Lacoste m’avait fait lire Wallace à une époque où je travaillais avec lui sur une de ses créations, Le Vrai Spectacle, pour le festival d’automne 2011.
On s’était intéressé au langage de la suggestion hypnotique chez Erickson (une technique formalisée dans les années 60 aux États-Unis), pour essayer d’en faire une forme poétique. On avait monté un spectacle qui était causa mentale, la construction d’une chose mentale. Le public était hypnotisé – d’une hypnose légère, selon la technique d’Erickson – et nous on le nourrissait, cet état mental, de combinaisons poétiques. On retrouvait là quelque chose qui s’est souvent fait dans la  poèsie , comme chez les Surréalistes par exemple. Par ailleurs l’hypnose est au moins aussi ancienne que son utilisation thérapeutique en Grêce antique.
J’avais donc  travaillé avec Joris sur la dimension imaginaire de la scène théâtrale, et ça m’avait conduit à percevoir toute la richesse du texte de Wallace : un récit dans le récit, propice à une suggestion mentale, ou, si vous voulez, à une sollicitation soutenue de l’imaginaire. L’enjeu était de trouver comment faire entendre au public plusieurs voix, comment à la fois dépersonnaliser la parole du narrateur et donner une incarnation des sentiments. Et ça m’intéressait.
Et puis Joris m’a assuré de son soutien. Il fallait en effet que je sois très bien entouré, dans tous les domaines de ce projet.

Carnet d’art : Comment se construit un travail commun sur une initiative si personnelle ?

R.C. : Eh bien, d’abord, très concrètement, il a fallu trouver une production. C’est Françoise Lebeau qui m’a fait confiance. Elle a avancé le montant des droits, notamment. Et le festival d’automne a bien voulu me suivre. Il y a deux ans, il était question de créer le spectacle au théâtre de la Bastille, mais pour des questions de planning ça ne s’est pas fait. J’ai donc fini par obtenir l’accord du théâtre de la Cité internationale. Marie Collin qui fait la programmation au  festival d’Automne a aimé la nouvelle de Wallace. Elle nous connaissait. Elle m’a soutenu.
Pour le reste, je pense que tout projet de théâtre est un art de la collaboration. Il faut savoir sur quel carrefour on va se rencontrer. Un projet, c’est une rencontre de lignes. Une réunion de faisceaux qui se croisent. L’œuvre, c’est le point de croisement. Si mon projet a pu « réussir », c’est parce que j’ai essayé de  définir des territoires d’intervention pour chacun. Cette mise au point préalable est très importante, parce qu’elle rend possible cette collaboration.
Ainsi, il n’y a pas que Joris avec moi dans le projet mais encore deux autres metteurs en scènes ! Laura Bazalgette, (on verra son prochain spectacle à Bagnolet en avril 2017 au théâtre de l’Echangeur) est une artiste qui essaie souvent de joindre l’art de la vidéo à l’art théâtral. Pour moi, qui reste ici sur un seul medium, la parole directe, il s’agissait tout de même de montage ; il s’agissait de fabriquer des ellipses, et de donner l’apparence de blocs de réel. Sur ce point l’apport de Laura a été important. Le troisième metteur en scène, Daniel Jeanneteau, s’est chargé de la scénographie, qui fait partie de ses spécialités ; il était moins présent mais il est passé à des moments cruciaux pour donner son avis et nous aiguiller.
J’avais cette équipe qui me donnait son avis sur tout. C’était parfois écrasant, parce que le metteur en scène, c’était moi… ! mais  j’étais sur le plateau tout le temps et je sais bien qu’un acteur ne peut pas s’imaginer ce que voit exactement le spectateur. C’est pour ça que pour faire ce projet j’ai tenu à m’entourer de gens qui pourraient vraiment incarner un regard.

Carnet d’art : Mais alors, qui est l’auteur du spectacle ? Est-ce l’auteur inexistant qui surgit a posteriori des apports de chacun ?

R.C. : Oui, c’est un faisceau de croisements. Et c’est toujours ainsi que je ressens la concrétisation d’un projet, au théâtre. J’ai donc bien balisé les choses en amont, pour les gens avec lesquels je voulais travailler. Si je tiens à les nommer, comme Eric da Graça aussi, le régisseur, qui a fait la lumière, c’est que – vraiment – sans eux le projet n’aboutit  pas, ou n’a pas du tout le même aspect.

Carnet d’art : Un texte plutôt complexe, d’une part, une scénographie plutôt simplifiée de l’autre : comment avez-vous traité les éléments de la représentation ?

R.C : C’est avec Joris Lacoste que j’ai travaillé le texte. Il venait aux répétitions et il me dirigeait, parce qu’il me connaît bien comme acteur et que je connais bien aussi sa façon de travailler, essentiellement axée sur la manière de proférer le  texte.
Concrètement, je disais le texte, et il écoutait. Il examinait la justesse, par rapport à la mécanique de la phrase. Il me disait par exemple : « Là, tu appuies sur tel mot, c’est bizarre. Si tu appuyais plutôt sur tel mot, ça permettrait de faire entendre tout le paragraphe. » C’est donc très technique et très laborieux dans un premier temps. C’est comme de fabriquer la voiture avant de rouler avec. Après on peut la piloter, avant il y a les éléments. Il faut savoir comment ça fonctionne, être capable de tout démonter et de tout remonter plusieurs fois.
Ce travail nous a pris un mois, tous les jours. C’est un texte littéraire : il faut atteindre un certains niveau de connaissance de la construction pour arriver à faire que la syntaxe, tout simplement, soit souple, c’est à dire automatique, et intégrée dans la diction. Car ce n’est pas du tout une langue parlée, à aucun moment.

Carnet d’art : Êtes-vous intervenus sur le texte, pour pouvoir le dire ?

R.C : On l’a modifié, mais pas pour pouvoir le dire. La traduction de Julie et Jean-René Étienne date de 2005. Il nous a semblé, en nous référant au texte anglais, qu’il y avait certains points qui n’étaient pas optimaux aujourd’hui – on n’était pas totalement d’accord. Donc avec leur aide, et surtout avec Julie Étienne, qui signe avec nous l’adaptation, on est intervenu à certains endroits.
J’aurais bien voulu que toutes les modifications soient achevées en amont des répétitions. Malheureusement, on les a continué assez longtemps, et c’était un peu plus difficile pour moi quant à la mémorisation du texte. Non pas pour le retenir – on le retient toujours – mais pour trouver, au-delà de la définition consciente du jeu, l’automatisme inconscient et l’aisance de l’interprétation.
Et donc il ne s’agissait pas d’arriver à un état du texte « pour pouvoir le dire », au sens d’un texte devenu un texte oralisé, non. Car ce n’était pas du tout l’entreprise de Wallace, d’écrire un texte oralisé. C’est une nouvelle littéraire. D’ailleurs, Wallace choisit une langue particulière à chaque nouvelle du même recueil.

Carnet d’art : Mais alors, qu’avez-vous fait de cette dimension littéraire de la nouvelle ?

R.C : Ce que je fais moi comme acteur, et comme metteur en scène, et ce que fait Joris Lacoste de la même manière, comme auteur, et metteur en scène, c’est de se demander : mais au fond, qu’est-ce qu’un texte de théâtre ? On n’en sait trop rien. Au moment où l’acteur parle sur le plateau, on voit quelqu’un qui parle, on ne voit pas un texte qui s’écrit. Et pourtant, souvent, et même la plupart du temps, le texte au théâtre est perçu comme de l’écrit .
Joris a travaillé beaucoup à partir d’enregistrements pour son dernier spectacle. Il a mis au point une « Encyclopédie de la parole », où il part de choses orales enregistrées, qu’il fait dire aux acteurs. Il fait des montages, et il fabrique lui-même une œuvre orale. Il ne laisse pas ses voix enregistrées telles quelles. Mais que fait un écrivain si ce n’est chercher, trouver, comme on dit, « une voix », quand il écrit ?
On a l’impression par exemple que Céline ou Thomas Bernhardt, ont trouvé « une voix », qu’ils ont reconstruit une forme d’oralité. Mais il y a une ambiguïté. Je l’ai éprouvée, par exemple, en lisant en public une partie du Voyage au bout de la nuit : ce n’est pas du tout de l’oralité brute, évidemment, ni de l’oralité d’aujourd’hui, ni de l’oralité d’autrefois. Ça demande un travail spécifique pour le jouer ou le dire . L’invention littéraire, c’est une fiction d’oralité. Et c’est valable aussi pour David Foster Wallace. C’est donc un travail spécifique à chaque auteur pour donner l’impression d’une oralité évidente.
Même les  scénarios au cinéma sont des fictions d’oralité. Dans la réalisation on choisit de déplacer le curseur plus ou moins. Par exemple, Rohmer va aller plus loin vers l’artifice littéraire, en faisant parler les acteurs un peu bizarrement. Mais dans toute fiction, l’oralité est reconstituée.

Carnet d’art : Après ce travail de fond sur le texte, une scénographie d’une très grande simplicité s’imposait ? Pas de mouvements de décors, pas de vidéos ?

R.C : En soi, je n’ai rien contre les mouvements de décors, rien contre l’usage de la vidéo. C’est une question de convergence des moyens et des sensibilités des personnes de l’équipe, comme je le disais tout à l’heure. Tout dépend du projet. Rien n’empêche la convergence d’un « théâtre de machines » et d’un questionnement de fond sur ce qu’on en fait. Je pense qu’il y faut beaucoup de temps de réflexion. Nous n’avions pas six mois de répétitions. Et ce n’était pas le sens de ce projet davantage porté par le jeu d’acteur.
Avec Daniel Jeanneteau, par exemple, nous nous sommes demandé, un moment, s’il ne serait pas pertinent d’utiliser un plateau tournant, car à la fin, mon personnage lance des insultes à son interlocutrice. On s’est demandé si ce mouvement pourrait aider à ce que le spectateur ne prenne pas pour lui ces insultes. Et puis on s’est rendu compte qu’en réalité, c’était beaucoup plus intéressant de le laisser face au public.

Carnet d’art : On a le sentiment d’un comédien scénographe à lui tout seul.

R.C : Oui, d’une certaine manière, je prends en charge la génération des espaces. D’abord narrateur dans un espace scénique très frontal, j’essaie d’élever un quatrième mur sur lequel se peint l’espace imaginaire de mon interlocutrice, une personne à laquelle je m’adresse, devant moi, dans la direction du public, mais qui n’est pas le public.
Et puis au fond il y a le noir, derrière moi. C’est pour cela que je voulais une salle un peu profonde. Le noir est important. Il y a un encadrement de la pièce dans le temps et dans l’espace. La nuit est juste derrière mon personnage.

Carnet d’art : Il y a un moment où ce dernier se lève. Il brise un peu ce dispositif. Pourquoi ?

R.C : C’est le moment où il tente de faire éprouver à son interlocutrice ce que précisément la jeune fille lui a fait éprouver à lui, par son récit. Il devient alors la jeune fille quand il se lève et qu’il raconte le viol.
« Elle avait atteint une profondeur inédite d’application mentale, il l’a rejointe avec le poinçon et la machette, mais elle le regardait dans les yeux etc. »
Je n’ai pas voulu trop le « figurer », mais pourtant, mentalement, ce que je joue là c’est que lui, il devient elle-même, totalement. Alors que Dieu sait s’il en est loin au début de la pièce, où il donne une image de l’homme particulièrement cynique et distancié.
Il devient elle, sans tout à fait le devenir. Ça produit cet espace, où il tente de dire ce qu’elle est, en prenant sa place à elle, et en devenant elle. Cette identification ou cette osmose ou cette empathie se manifestent en ceci qu’il essaie de produire sur son interlocutrice ce qu’elle a produit elle-même sur lui, en racontant son histoire à elle.Il essaie cela sur l’interlocutrice imaginaire – et donc sur le public.
Ce passage est une des raisons de l’adaptation de la nouvelle. Il nous a semblé qu’il la justifiait. Théâtralement c’est un moment très intéressant. C’est au cœur de notre intérêt profond, à Joris et à moi-même, pour ces mêmes questions que nous avions travaillées dans son spectacle sur l’hypnose et de déplacement des voix dans un même corps.

Carnet d’art : Malgré tout, c’est sans doute ici que vous pouvez effrayer la critique, ou la laisser dans l’expectative, en prenant à rebrousse-poil le cours de notre temps, qui voudrait, selon certains, que le public, aujourd’hui, devenu hyper-connecté, devenu capable de suivre trois informations en même temps sur trois écrans, etc., ne soit plus réceptif qu’à des spectacles disons… surchargés. N’avez-vous pas peur de vous couper du public de notre époque ?

R.C : C’est un risque à courir. Mais ce que vous rapportez d’un public hyper-connecté, ce présupposé sur l’état d’esprit du public, m’est un peu étranger.
Et puis, en ce qui concerne la perception, pour ressentir quelque chose, il faut un tout petit peu avoir le temps d’éprouver. Il ne s’agit pas de choses intellectuelles (car souvent c’est le procès qu’on fait), mais d’articulation entre la réflexion et l’émotion, ou la conscience et le sentiment, je ne sais pas comment dire.
Avec des représentations qui consistent à changer vite de support pour avoir l’impression de vivre quelque chose, on est tellement haché menu que plus rien n’a lieu.
Combien de temps faut-il pour que quelque chose ait lieu ? Je ne sais pas. Moi je suis resté sur une nouvelle pendant une heure. À parler, tout bonnement. Et à être interrompu par un bip de temps à autre. Les gens ne se sont pas ennuyés.
Peut-être qu’une problématique de notre temps s’énonce ainsi : comment ne pas dire adieu au langage (pour référer à Jean-Luc Godard, qui ne manque pas de discernement ni d’ironie). Comment ne pas dire : « Ce qui compte uniquement, c’est la pulsion ». Et comment ne pas avoir l’esprit dévoré de stimuli trop contradictoires entre eux. Bref, qu’on puisse organiser une narration, articuler une représentation pour soi, une émotion plus ou moins forte ou une combinaison de pensées. Que ce soit sensible.
Le multi-média, lors d’une représentation, peut s’articuler comme un langage, mais ce n’est pas la forme multi-média que j’ai choisie, car Wallace tente toujours de décrire des personnes qui recherchent la simplicité d’une relation perdue ou manquante. Il y a chez ses personnages une quête de littéralité, de simplicité.
Votre question me fait penser à ce que dit Bernard Stiegler. Il voit l’ère numérique comme un « pharmakon », c’est à dire un remède ou un poison, selon l’usage qu’on en fait. Il dit notamment qu’un grand mal être d’aujourd’hui tient au circuit-court de l’attention, son court-circuitage. On est avec quelqu’un : combien de temps va-t-il nous accorder avant d’être capté dans le flux numérique, par son téléphone ou sa tablette ?
C’est une angoisse nouvelle. La captation de l’attention par une multiplicité de supports n’est pas mauvais en elle-même, c’est son inflation qui peut poser problème. La vitesse du changement, avant même qu’un savoir puisse se construire ou qu’une  émotion puisse advenir tout simplement .
Je pense aussi à la vitesse des ordres de vente et d’achat à la Bourse, passés par les ordinateurs eux-mêmes, qui automatisent les flux commerciaux. C’est une nouveauté dans l’histoire humaine. La vente d’actifs des entreprises par des machines, la vitesse inédite des flux qui, parce qu’aucun humain ne peut suivre à cette rapidité, fabriquent la dérégulation. Ce genre de choses ont des retombés concrètes et tragiques dans notre quotidien. Comme la crise de 2008 et son influence dans les urnes quelques années plus tard.

Carnet d’art : Justement, au sujet de la temporalité : une certaine lenteur s’installe dans le récit du narrateur, qui tranche nettement avec une fin, au contraire, accélérée, presque précipitée.

R.C. : Je trouve toutefois que je dis le texte assez vite. Mais c’est vrai, le narrateur ne va pas directement au but, il retarde le moment où il racontera le viol. Il se protège avec des présupposés, qu’il prête à son interlocutrice. Il y a une sorte de dramaturgie du retard. Il donne un autre élément, et il reprend au début. Deux pas en avant, trois en arrière. Une sorte d’avancée lente vers l’objet qui est une forme de suspens.
Avec les ruptures des questions de l’interlocutrice, masquées par un trait sonore. Au départ, on a essayé de laisser des silences. Mais c’était trop chargé. On se demandait ce que signifiaient ces silences, et on avait l’impression d’avoir affaire à un fou. D’où l’idée de ce trait sonore, très discret, au moyen duquel se fabrique une sorte d’altérité, que le spectateur comprend assez rapidement. Le spectateur passe à une réception active. Ça l’aide à élaborer un imaginaire.
Puis la narration du viol se fait encore plus lente. Cette lenteur est supposée permettre au spectateur de se mettre lui aussi à la place de la jeune fille. Elle perçoit chaque chose, elle est allongée sur le sol en attendant que le psychopathe prenne ses outils dans la malle de la voiture. Elle sent le gravier sur sa joue. Elle écoute le moteur qui refroidit. Au fond ce n’est que ce moment-là où je suis vraiment lent, ce moment où je suis debout. Ce moment où il va chercher les outils, où il soulève sa jupe et où il la viole. À ce moment-là sa perception est décuplée, et à ce moment-là j’ai choisi de ralentir tout, pour que le spectateur puisse lui-même ne rien laisser passer, et sentir qu’elle est la plus forte. Le spectateur doit pouvoir sentir que le système mental qu’elle met en place réussit à lui sauver la vie. Que son application spirituelle lui épargne la mort, face à un tueur en série.
Ce qu’on peut remarquer, c’est que la jeune fille procède à une distorsion du temps. Le temps n’est plus le même. Elle arrive à un état de concentration intense qui fait qu’elle est capable de tout percevoir avec une grande acuité. Et donc cela fait que le temps n’est pas plus lent. C’est plus intense encore. Le temps n’existe plus. Il est suspendu.
S’il y avait une simple sensation de lenteur, on n’y serait pas. Je n’y suis pas forcément arrivé, le narrateur lui-même n’y arrive pas ! En termes de jeu, ça voulait dire : ralentir. D’accord. Mais l’objectif est qu’il y ait un oubli du temps. On ne sait plus si c’est rapide ou lent.
C’est une augmentation d’ existence, en fait. Ce qu’elle fait avec le psychopathe, c’est qu’elle le rend présent absolument au monde et à lui-même. Elle brise ainsi sa capacité de nuisance avec sa seule arme, qu’elle nomme « l’application mentale ».
Et c’est ça que je voulais essayer de faire ressentir aux gens dans ce passage-là. On est tellement présent au monde, qu’on est éternel, sur ce qu’on imagine (après) avoir été un cours ou un long moment. Mais au moment où on le vit on ne sait plus. C’est aussi ce que le narrateur tente de faire vivre à l’interlocutrice. Essayer de faire vivre ça comme un moment d’éternité. C’est une expérience qu’on rencontre dans les transes, ou dans l’hypnose, ou dans la musique. Quand on se lance dans l’improvisation en musique, par exemple, il y a une sorte de suspension du temps. On ne sait plus exactement où l’on est. On est juste avec ou dans la musique.
On cherchait donc aussi cette visée d’une autre temporalité, quelque chose qui pulvérise le temps. Le héros en parle « comme (d’)une chute hors du temps, la lumière en hiver juste avant le crépuscule ». Cette chute, c’est une expérience unique qu’il doit à ce récit.

Mise en scène de Joris Lacoste.

Mise en scène de Joris Lacoste.

– 2 –
« Je sais qu’elle en était capable. Je savais que j’aimais. »
(Interprétations libres d’une exposition tragique)
Carnet d’art : Un autre moment culminant de la représentation, c’est lorsqu’on comprend tout à coup que ce personnage aime.

R.C. : Oui, c’est l’histoire d’une révélation, une révélation tragique. À ce titre, la référence à Marivaux (Le Triomphe de l’amour) que vous aviez faite dans votre article me semble être une bonne piste d’analyse. Marivaux est admirable, par la manière dont il s’est inscrit dans le théâtre de son époque, qui était dominé par les Italiens, par des comédies légères. Il a introduit le tragique dans la comédie, en la recentrant sur la question de l’amour et de sa place concrète dans la société.
il y a une dimension d’irréalité, aussi, chez Marivaux. C’est un monde plutôt fermé, un peu obsessionnel. Tout comme chez Wallace. Chez Marivaux, la scène est un monde expérimental, dont il essaie d’examiner des échantillons. C’est  ce que fait Wallace dans ses nouvelles. Il prend un homme, il enlève les questions qui lui sont posées par son interlocuteur, ou son interlocutrice. On a l’impression qu’il prend un échantillon et qu’il le grossit à la loupe.

Carnet d’art : La violence sociale surplombe toute l’histoire, mais aussi la violence symbolique, comme le montre la référence aux Mille et une nuits.

R.C. : Oui. Le sultan couche avec une vierge différente chaque soir, qu’il ordonne d’exécuter ensuite. Mais Shéhérazade le contraint à surseoir à son exécution, car après l’amour, elle lui raconte une nouvelle histoire qui n’est pas terminée au petit matin. Le personnage de Wallace, lui aussi, allait « exécuter » sa partenaire d’une seule nuit, en lui donnant un faux numéro de téléphone. Mais tous les deux, ils se rencontrent enfin, autour d’une narration, qui pose un problème existentiel à son auditeur.

Carnet d’art : Mais ce qui est le plus étonnant, c’est que le personnage détruise toute cette relation qu’il vient de tisser patiemment avec son interlocutrice, et avec le public ! Il brise tout cela en partant, et en lançant des injures.

R.C. : Il a ménagé à son interlocutrice cette possibilité de  connexion dont nous parlions. Mais tout ça, il le détruit à nouveau lui-même. Bien avant de s’en aller, d’ailleurs. Il a ces paroles, qui représentent la première étape de la rupture du contrat :
« …exactement comme maintenant je vous vois élaborer des jugements dès que j’ouvre la bouche, jugements qui vous empêchent d’entendre ce que j’essaie de décrire, et si ça me rend triste pour vous au lieu de m’énerver c’est à son influence que je le dois. »
Et pourtant, ce contrat vient de réussir.

Carnet d’art : Dans le public on se dit : mais qu’est-ce qui lui prend ?

R.C. : Il se saborde. Il se saborde parce que ce qu’il croit avoir vécu avec elle, au fond, malgré tout, c’est la place du psychopathe. Il tente de prendre sa place à elle, de la jeune fille, auprès de l’interlocutrice. Il y arrive, certes. Mais au fond, ce qu’il a vécu, c’est qu’il s’est senti à la place du psychopathe. Et donc par culpabilité (et cette analyse psychologique est permise, puisque cet homme est un névrosé, pas un psychotique), il se saborde lui-même.
C’est beau parce que c’est justement la marque de la névrose et de la culpabilité, plutôt que de l’agressivité, de la violence. C’est la marque (paradoxale) d’une forme d’innocence.

Carnet d’art : Il y a tout de même une ambiguïté. On se demande si par hasard il n’aurait pas tué son interlocutrice.

R.C. : Non il ne l’a pas tué, il ne le peut pas ! Il n’est pas psychopathe, lui, il est névropathe, simplement ! Il n’aurait jamais pu lui parler, s’il avait été psychopathe. Encore une fois, ce qui est beau, c’est qu’il se met lui-même, sans que personne ne le lui ait demandé, et surtout pas elle, à la place du psychopathe. Il s’y met tout seul, comme un bon gros névrosé qu’il est.

Carnet d’art : C’est donc aussi une erreur d’affirmer qu’il n’y a qu’une différence de degré entre le névrosé et le psychopathe. C’est l’empathie du spectateur névrosé avec le personnage névrosé son semblable, qui le magnétise et l’entraîne lui aussi vers le sentiment de culpabilité !

R.C. : C’est fort possible ! Entre la schizophrénie et la névrose, il y a une barrière assez solide.
Et d’ailleurs, c’est un point, quand je reprendrai le spectacle, que je vais retravailler. J’en ai un peu assez – mais c’est de ma faute – et de mon unique faute – qu’on me dise : il l’a peut-être tuée. Certes non. Mais je joue avec ça, et j’ai tort. Car je sais quand je joue avec ça. C’est sur une seule phrase :
« Mais vous comprenez que c’était impossible que je la laisse partir après ça ! »
Et j’appuie beaucoup trop fort là-dessus – parce que ça m’amuse ! Ça m’amuse que le spectateur le pense. Mais au fond, ce n’est pas vraiment la lecture correcte du spectacle. Un petit débat, un petit doute s’est formé là-dessus entre Joris et moi. C’est évidemment très plaisant, parce que ça fait polar, et ça plaît beaucoup. Mais ce n’est pas l’objet. Je l’ai fait mais au fond ce n’est pas heureux. Il ne vaut mieux pas.
L’idée juste, celle de Wallace, c’est la culpabilité du névrosé.

Carnet d’art : Peut-être se « saborde »-t-il pour une autre raison : il aime cette femme-là, la jeune fille dont il rapporte le récit. Et aucune interlocutrice, pas même le public, ne pourrait la remplacer…

R.C : Je ne suis pas convaincu par cette interprétation romantique !

Carnet d’art : Pourquoi est-il si amoureux de cette jeune fille ?

R.C : Parce que, comme disait Proust, on tombe amoureux d’un paysage autour de l’être aimé (je cite de mémoire). Et là pour le coup elle l’a fait entrer dans un pays dont il ignorait l’existence et qui lui a donné une immense liberté.
Ce pays, c’est le pays où une personne se développe sous d’autres conditions que celles de la solitude extrême. C’est un pays où il peut y avoir une connexion entre les gens. Chose qu’il n’avait jamais imaginée réellement. Il s’était construit dans la solitude absolue – chose avec laquelle j’ai pas mal de rapport, dans mon histoire personnelle, évidemment. Comme la plupart des gens j’imagine.
Politiquement parlant, ce qui est très intéressant aussi, c’est qu’à longueur de discours, on évoque la communauté, la tolérance, le respect de l’autre, etc. Mon personnage, pour le coup, entrevoit cette question très différemment.
Ce n’est même plus la question du rapport à l’autre. C’est la question de la connexion. Il dit :
« je sais qu’elle en était capable et je savais que j’aimais ».
Si ce n’est pas elle, ce sera quelqu’un d’autre. Il y a quelque chose qui est de l’ordre du possible, qui est arrivé. C’est fondamental, puisqu’en plus on voit bien qu’il essaie de le faire avec son interlocutrice. Il essaie d’établir une connexion avec une autre. Chose qu’il n’aurait pas faite, s’il n’avait pas rencontré la précédente. Il s’est instruit d’une expérience.
Quant aux insultes, elles sont seulement symptomatiques : il n’aurait pas insulté avant cette rencontre. Il serait resté à un discours totalement construit, il aurait dit au revoir, il aurait couché avec l’interlocutrice ou pas, tout aurait été parfaitement maîtrisé. Mais là, il est obligé d’être touché, d’insulter, il change de monde, il remets en cause complètement le monde ancien pour accéder à un univers beaucoup plus ambitieux.
C’est pour ces raisons que les insultes doivent être très touchantes, d’une certaine manière – quand on insulte, c’est vraiment qu’on n’a plus rien sous le pied. Son monde a été bouleversé. Il est passé de l’ironie à la littéralité. Il est descendu d’un cran – et pour son plus grand bien ! Ça peut être douloureux, mais c’est parfaitement gratifiant de pouvoir être en connexion. De pouvoir dire : « je ne suis pas seul ».
Il suffit que la relation soit possible pour qu’un  monde change. Et les insultes viennent de ce qu’il y a encore du chemin pour aller du possible au réel : tout reste à faire. Ça montre, comme une petite flèche, que le chemin est pris. Qui ne sera peut-être pas continué, mais… c’est déjà ça.  C’est ça qui, personnellement, m’a bouleversé.

David Foster Wallace

David Foster Wallace

– 3 –
« Un travail de folie pendant quatre mois »
(L’expérience subjective du comédien)
Carnet d’art : Avez-vous eu le sentiment d’atteindre une certaine perfection ?

Rodolphe Congé : Non, aucunement. Dans les dernières, j’ai eu le sentiment d’atteindre une précision, exactement comme le personnage de la jeune femme parle d’atteindre une précision de l’application mentale. Une chose se précise, d’une fragilité extrême, qui renforcerait la capacité de pénétration spirituelle du spectacle dans le public. J’ai le sentiment d’avoir atteint une très bonne capacité de pénétration. Joris l’estime à 93 % !
Le spectacle s’est enrichi continuellement, il a beaucoup gagné, d’une manière progressive et constante. Hier soir, la dernière à Paris pour l’instant, était celle qui se rapproche le plus de notre désir. Mais l’idée de perfection est inhumaine. Elle est incompatible avec l’idée de recommencer le lendemain.
J’étais assez paniqué, quand je pensais à la représentation de la veille, parce qu’il y avait un nombre de choses tellement grand à changer ! Pour m’en sortir, je choisissais de me focaliser sur une partie. Je me disais ça tu es sûr que tu pourras l’améliorer. Ne cherche pas à tout améliorer. Tu n’y arriveras pas.  Mais ça, tu sais que tu l’as raté hier et tu sais que ce soir tu vas le réussir. Bref, j’étais devant un immense chantier, et j’essayais de garder mon sang froid.
Avec ce texte, qui est l’adaptation d’une nouvelle, chaque phrase demande de savoir à qui on s’adresse. Si on s’adresse au public, ou si on s’adresse à la personne imaginaire. Si on est à sa place réelle, si on est à la place du psychopathe, si on est à la place du narrateur, si on ne va pas trop loin dans l’agression du public (quand on lui dit en gros : je sais ce que vous pensez et taisez-vous…), etc.
Pour la première ce n’était pas parfait ; j’étais beaucoup trop agressif. Et donc ça a demandé un tel travail de réglage ! Rien n’est laissé au hasard. Souvent, pour un seul en scène, il y a un projet simple, l’acteur se lance, etc. Là il y a plusieurs seuls en scène. Il y en a trois. C’est ça qui a été difficile.
La clef, c’était en fait : « à qui parle-t-on ? ». Quand j’ai compris, au bout de la troisième à peu près, à qui je parlais exactement, ce que l’auteur ne dit pas, à savoir à une interlocutrice, qui devait être imaginaire, et qui n’était pas le spectateur, je tenais le bon réglage.

Carnet d’art : Au début vous ne l’aviez pas identifiée ?

R.C. : Si, bien sûr. Au début je le savais bien, mais je m’étais dit : « bon, je vais parler directement aux gens, ça va être beaucoup plus fort comme ça. » Effectivement, c’est bien que je brise la fiction par moments, et que je parle au public. Je sais exactement quand maintenant. C’est de très courts instants. Je joue avec la présence réelle du public. Je brise le mur de la fiction. Pour y revenir ensuite. Ce qui fait que le spectateur, j’imagine, a une sorte d’implication. Il reste actif, il me suit. Ce réglage est très intéressant, sur le plan du jeu. En fait, la place de l’interlocutrice imaginaire est plus importante que je ne le pensais.

Carnet d’art : Qu’est-ce donc que votre art du comédien, aujourd’hui ?

J’essaie de le cerner en jouant. Ce que j’essaie de faire, c’est de mettre en question la parole chaque soir – ce que faisait Wallace, de son côté, avec la littérature.
Ce que je peux faire comme acteur au théâtre, de manière parallèle, c’est de jouer en suspendant absolument tout jugement sur ce qu’on est en train de dire et de jouer. Ce qui fabrique une autre forme de jugement, mais cette fois un jugement qui n’est pas clos sur lui-même. Le champ où nous évoluons n’est pas définitivement clos. Il y a de l’air. Je ne sais pas comment vous dire. Il y a une possibilité d’interprétation pour le spectateur.
C’est comme une possibilité de montage au sein même de la représentation. Être à la fois très incarné à des moments, ne plus l’être à d’autres ; briser la fiction à certains moments, puis y revenir, et tout ça sans qu’on voit aucune couture. Avoir la maîtrise, comme un cinéaste, de l’appareil de montage, mais juste avec les codes de jeu, juste avec l’adresse particulière du comédien.
C’est ça que je trouve intéressant au théâtre aujourd’hui, et très difficile à réaliser – car je ne prétends pas du tout y être arrivé dès les premières représentations de Rencontre avec un homme hideux – j’aurai voulu. Le principal, c’est d’arriver à cette souplesse où on propose au spectateur, au fond, plusieurs couches de signifiants, une multiplicité de possibles – on ne lui propose pas l’incarnation pure. On ne lui propose pas la désincarnation non plus. On ne lui propose pas un jugement, ni une morale. On lui propose à la fois une expérience sensible, une réflexion, une émotion, et on essaie d’être à un point de croisement, encore une fois. La présence de l’acteur est peut-être un point de croisement.
Le plus important, c’est d’être dans l’instant présent avec le public, et de produire quelque chose avec lui, de sentir là où il veut bien vous suivre – ce qui n’est pas très difficile en soi – et de lui proposer, une fois qu’on a senti ça, un déplacement vers autre chose. Cette proposition, c’est le plus difficile à mettre en œuvre.

Carnet d’art : Est-ce que le seul en scène ne facilite pas cette recherche d’un jeu extrêmement fin ? Qu’en serait-il avec plusieurs comédiens ?

Ça facilite les choses sur ce plan-là et en même temps s’il y a une bonne équipe, c’est plus facile à plusieurs ! Là pas de « coup de mou » possible. Alors que dans une troupe, si j’ai un coup de mou un soir, le partenaire peut me soutenir, du moins si ça se passe bien – car c’est une question complexe – parfois ça se passe moins bien.
On peut se retrouver, sur une distribution, avec quelqu’un qui est à des années-lumières de ce qu’on voudrait faire. Cette personne sera peut être très intéressante humainement ou comme acteur, mais on n’a pas le temps de se rejoindre suffisamment en si peu de temps de répétitions. Et pourtant, ça se passe bien quand même souvent.

Carnet d’art : Le public vous a suivi sur cette création et Carnet d’art aussi ! Une expérience authentique qui fait du théâtre d’art, malgré toutes les difficultés, une très belle réalité.

R.C. : Je ne lis pas les critiques au jour le jour, mais il se trouve que Joris avait lu celle de Carnet d’art aussitôt que sortie. Elle m’a tout de même grandement influencé. Joris ne pouvait pas venir tous les soirs parce que lui-même il écrit, il a une pièce en cours, etc. Mais il m’envoyait des mails dans ma loge, après avoir écouté des enregistrements (parfois j’enregistrais la représentation). Donc il m’a écrit : « j’ai lu l’article de Carnet d’art » (moi je ne l’avais pas lu) et il m’a dit : « c’est la première fois que dans un article je ressens vraiment l’aspect profondément tragique du spectacle. »  – et cela juste avant d’entrer en scène ! Moi non plus, je n’en avais pas pris conscience à ce point. Et en effet, je l’ai ressenti tous les soirs qui ont suivi.

Prochaines dates de Rencontre avec un homme hideux :

Photographie à la Une © Karine S. Bouvatier.

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