Trois Grandes Fugues

La tendresse, la fougue et le drame.

Beethoven, Die Grosse Fugue op.133 ; quelques quinze minutes tantôt lascives ou impétueuses, légères ou pesantes, graciles ou oppressives, fertiles de mille songes. Anne Teresa De Keersmaeker s’en empara en 1992, Maguy Marin en 2006, et Lucinda Childs accepta de s’y plonger en 2016 pour que naisse Trois Grandes Fugues ; la réunion de trois regards mis en corps, trois récits d’une même partition offerts d’une traite – changements de décor mis-à-part.

Tendresse. Une lueur douce baigne la scène, coulisses drapées de rideaux lourds, un immense panneau de fer forgé habille l’arrière-scène d’une profusion d’arabesques derrière lesquelles évolue lentement un couple de danseurs, le corps tendu dans de fins justaucorps gris. Cinq autres couples se forment de l’autre côté du métal, se retrouvent, fluides ; silhouettes salines échappées en silence des lais de velours noir. Un temps. La musique nait, les corps s’animent. Les mouvements sont simples, de cette simplicité inatteignable propre aux gestes classiques, lents et longs, précis et vifs. Aux contrepoints répondent les dérives en canon des gracieux interprètes dans une savoureuse harmonie d’ensemble. La musique s’enflamme, les corps se mêlent en lignes claires ; adoucie, les couples refluent pour abandonner le plateau à deux duos : les motifs s’enchainent, se répondent, s’échangent et se nourrissent de variations précieuses, discrètes. Tous reviennent. Nouveau reflux. Les gestes sont doux, les visages souriants, l’effort invisible. La musique meurt deux fois. Salut, rideau.

Die Grosse Fue, Anne Teresa de Keersmaker, Opéra de Lyon.

Die Grosse Fue, Anne Teresa de Keersmaker, Opéra de Lyon.

Fougue. Lumière crue, aveuglante. Coulisses barricadées de métal et de projecteurs. À l’avant-scène, au sol, des panneaux de bois clair, les mêmes en fond de scène. La lueur s’assourdit, n’embrasse plus que le front du plateau, la musique fait irruption en même temps que les six danseurs et deux danseuses entrent sur scène, costumes noirs, chemises blanches, vestes noires ; ils marchent, se répartissent à cour et jardin. Sauf une, qui s’avance au centre. Course, saut, chute, roulade, saut, chute, courses, sauts, marches, chute, chutes, saut, roulades, courses, chutes… pause. Seuls, par pairs ou trio les interprètes arpentent la scène, se croisent sans heurt dans un joyeux déferlement d’énergie. Mais la folle mélodie se brise. Solo d’un corps recroquevillé qui s’extirpe du sol. Le public compatit, bercé des souffles qui commencent à se faire entendre. Courses, sauts chutes… cette scène magnifique où le soliste disparait, à mesure que ses congénères le rattrapent dans un geste ; à chaque cassure les vêtements tombent, des manches se retroussent, des pans de chemise s’échappent. Courses, cri, sauts, noir.

Grosse Fugue, Maguy Marin, Opéra de Lyon © Stofleth.

Grosse Fugue, Maguy Marin, Opéra de Lyon © Stofleth.

Drame. Dure le noir. Musique sur l’ombre persistante. Envolée, lumière. Le plateau apparait, nu, coulisses apparentes, orné seulement de quatre danseuses vêtues de rouges dissemblables : robes, jupes, quatre personnages distincts s’élancent sur scène ou claudiquent, courbés, jambes arquées, la pointe après le talon. Les mouvements, du groupe et des individus, alternent élans et lenteurs, tensions et rétractations ; les visages sont bas, tendus, mornes. Les cheveux défaits répondent aux corps qui grincent et claquent. La danse a pris des reflets de lutte, épuisante mais toujours renouvelée ; transe chamanique, mouvements brisés lourds d’évocations. Les femmes se retrouvent, se dispersent, s’allongent et convulsent, s’asseyent puis reprennent leur combat solitaire et douloureux. Gisent enfin, relevées par le tonnerre de l’applaudissement final.

Un morceau, trois récits. Trois lectures radicalement différentes d’une même pièce, heureuses seules, savoureuses ensemble, chacune soulignant les singularités des autres pour mieux donner à voir les errances successives de trois générations de chorégraphe, les révolutions de trois grandes dames, la beauté protéiforme des danseurs et danseuses du ballet de l’Opéra de Lyon.

Photographie à la Une : Grande Fugue, Lucinda Childs, Opéra de Lyon.

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