Mysticisme et bourgeoisie

Mysticisme et bourgeoisie - © Sylvain Demange

Où l’on réfléchira avec ses tripes et ses sphincters sur ce qui fait rire dans le geste théâtral, et sur ce que fait ce rire. Où l’on postulera que le rire physiologique est aussi un acte magique et ancestral, perdu pour partie.

Violente contraction abdominale puis pectorale. Corps qui ne tient plus en place de te voir, de te sentir, de t’entendre dans pareil état. C’est ta sueur d’acteur qui me cause ces douleurs. Je ne ris pas de ta pitrerie, de ton amant dans ton placard, de tes cabrioles sans sens. Ces rires-là, pour me faire oublier le marasme de ma vie et libérer quelque endorphine, ne sont pas beaux, n’ont pas droit de cité – droit de théâtre. Le rire bourgeois est un rire pascalien, il est d’un ennui assommant. Nous n’y noyons que nos néants.

Pourtant, il est des rires de spectateurs qui ont droit de théâtre. Il est des rires intelligents : qui comprennent le monde plutôt que de le fuir. À côté, et même plutôt en face, du rire d’Aristophane, de Molière, de Feydeau et de Florence Foresti, qui est : « Je ris de ce personnage qui ressemble trop à mon voisin détesté – qui me ressemble aussi, mais de cela, je ne m’en rends pas compte », on trouve des rires apocalyptiques, des rires qui enseignent, des rires terribles, métaphysiques. Il est à ce propos pénible de noter comme la tendance actuelle de la mise en scène semble s’oublier dans le premier rire, que nous appelons bourgeois car il est rire de consommation, plutôt que de se risquer dans le second ; ainsi Françon donna-t-il une Fin de Partie plus drôle qu’émouvante, qui ne mit personne véritablement mal à l’aise et qui ravit le public par la virtuosité verbale de l’auteur. Contre-sens total. Françon a emporté le texte dans sa vision du théâtre, une vision heureuse, naïve, consumériste, désacralisée, conventionnelle et banale. Il est comme ces prélats qui s’endorment pendant une lecture lors de la messe de la convention nationale des évêques de France, alors que les caméras sont braquées sur eux. Il passe à côté du peu de choses qui compte encore dans le théâtre du XXIème siècle. Ne nous leurrons pas sur le rire de ces textes, ne pêchons pas par excès d’humanisme ou d’optimisme : ces textes sont cruels. Antihumanistes, ils nous attachent solidement avant de nous chatouiller là où ça fait mal : tu es faible, tu es petit, tes efforts pour rationaliser le monde sont vains. Je ris de ce que Hamm se préoccupe de la position du fanal dans le canal, et l’instant d’après je souffre : a) de ne pas savoir si mon fanal est dans mon canal et b) de m’être moqué de moi-même. Conclusion : je suis perdu et je suis cruel. Nous n’y voyons que nos néants. Et la chose est douloureuse comme une jouissance.

Car il y a cependant autre chose. Le rire n’est pas qu’un objet de l’intellection intelligente. On en a perdu le tome de la Poétique dédié à la comédie : grand bien nous fasse. Si le rire est jouissance – ce que montrent tout à fait les symptômes – alors le rire est physique. Revenir d’un immense fou-rire, naturel ou adjoint de protoxyde d’azote – ce qui ne fait que démontrer encore mieux la corporéité du rire : l’effet est plus grand et plus révélateur aidé par la substance – c’est redescendre d’un ciel un peu trop haut. S’apaiser de la fin d’un plaisir devenu trop intense et, dans le même temps, le regretter déjà. Le théâtre peut être – ou doit être, Artaud étant passé par là – un espace de corporéité. C’est ton corps d’acteur qui joue et c’est mon corps de spectateur qui jouit. La faille insupportable que tu mets à jour dans mon monde, ton humour, ce sont tes coups de reins et tes dents dans la chair de mon cou.

Alors que je préférerais ne pas le reconnaître, notons que cela fonctionne aussi du rire bourgeois. Le théâtre est, même dans ses extrémités les plus futiles, une cérémonie qui ne dit pas son nom et qui parvient à déborder le social : quand je ris de ta performance, quand je me convulse grâce à ton corps – ta voix, c’est ton corps – c’est cette vieille union de l’officiant et de son assistant face au sang chaud du bouc égorgé qui ruissèle à terre au centre de l’orchestra, c’est cette fusion spirituelle qui reprend ses droits. Alors, ce théâtre qui fait du rire une violence, associons-le au sacrifice premier, qui est mise à mort violente d’une créature vivante, humaine dans bien des passés mythiques, et, en face, associons le sacrifice allégorisé ou socialisé à Aristophane et à Molière : avec le temps, le sacrifice devient sémantique – Dieu me dit de ne plus sacrifier d’hommes, alors je sacrifie des agneaux – puis capitalisé : je donne du pain et, encore plus tard, je donne une poignée de monnaie à l’office le dimanche. Le geste s’est perdu : « ciel mon mari », c’est de la petite monnaie, c’est de l’épicerie ;

– Cette nuit j’ai vu dans ma poitrine. Il y avait un gros bobo.

– Tu as vu ton cœur.

– Non, c’était vivant.

C’est le geste anormal, extraordinaire d’où jaillit le sublime – le mystique imperceptible qui remplace la parole sanctifiée, ritualisée, performative par force de projection. Hors de cette rupture du confort des spectateurs – du confort de la grammaire et de la sémantique – le geste s’est perdu mais le sens demeure, appauvri, privé de toute performance : il n’ouvre plus vers un ailleurs. Alors, il devient un outil : je ris pour faire une satire sociale. Je fais rire pour dénoncer. Je fais rire pour réveiller les consciences. Je fais rire pour gagner de l’argent.

Mysticisme et bourgeoisie - © Loïc Mazalrey

Mysticisme et bourgeoisie – © Loïc Mazalrey

Cela n’est pas nouveau : les grecs déjà perdaient le sens de leur action. Leur théâtre était devenu politique, au sens de « lié à la vie de la polis« , le rituel perdurait comme un décorum, les drames satyriques qui accompagnaient les trilogies tragiques servaient déjà de respirations physiques entre des cérémonies et des récits de rapports mortels-divins, sujet premier de la tragédie ; servaient aussi à remporter l’adhésion du spectateur par leur aspect orgiaque. Déjà, l’orgie purement religieuse était rejetée hors du lieu théâtral, tous les liens n’étaient pas encore coupés, mais l’orgie théâtrale était devenue esthétisée, et utilisée. La forme des concours de tragédie de l’Athènes classique montre bien que déjà ce n’est plus la vérité intime de l’acte qui compte, mais l’adhésion populaire. Les choses n’ont pas beaucoup changé, entre les critiques de Télérama et les statistiques du nombre d’entrées, du nombre de standing ovations. De même, il est des formes bâtardes de ce point de vue, comme le théâtre Nô, qui confine encore à la cérémonie dans ses formes graves mais qui pourtant utilise le kyogen, sa forme comique, pour relâcher la tension dramatique et esthétique en la faisant alterner avec les différentes formes sérieuses du temps de représentation. Le comique sert d’excuse à la cérémonie grave et chargée d’enjeux civiques, métaphysiques, parfois encore religieux mais déjà plus spontanés, comme si notre temps ne supportait plus les œuvres sérieuses. Un temps qui s’ouvre au Vème siècle avant notre ère. La chose n’est pas nouvelle. Les romains ont vite remplacé leur théâtre d’origine étrusque et fortement rituel par un théâtre au rire plus gras, plus drôle, figeant à sa périphérie la notion moderne de spectacle autour des jeux du cirque et de l’hippodrome, qui, eux aussi, de rituels devinrent émotionnels et, finalement, pascaliens : panem et circenses suffisent à faire oublier au peuple romain sa misère. Outil de cohésion sociale pour le pouvoir, outil de survie aveugle pour le peuple. La recréation du théâtre occidental dans les églises médiévales et dans les foires n’y a pas échappé : très vite la farce perd la conscience de son aspect ritualiste, et ses survivances se font pittoresques, on a peine à imaginer que des cérémonies comme le carnaval ou le charivari – qui est un temps rituel bruyant et plus ou moins orgiaque servant au peuple local à critiquer une mésalliance, un remariage rapide après décès, un écart d’âge trop avancé… Rituel expiatoire, le charivari se termine par des gestes qui permettent aux conspués de retrouver leur place dans la communauté et, notamment, par une distribution d’argent ou de boisson : on voit comme le social, le capitalisé, se mêle déjà au rituel mystique – fussent comprises par leurs pratiquants dans leur dimension transcendante, mais encore cette performance populaire conservait-t-elle un je-ne-sais-quoi de dionysiaque, et trop vite le théâtre noble, celui qui vient des églises, revint artificiellement au sources latines d’abord, puis au sources grecques, et en premier lieu à Aristote, dont la compréhension du phénomène théâtral se limite pourtant strictement à un aspect linguistique et littéraire, vaguement psychologisant parfois. Aristote passe magistralement à côté du sens du théâtre, et, avec lui, tous les temps modernes se perdent en conjectures cathartiques – sujet au propos duquel nous devons noter que la partie Du texte où Aristote définit la catharsis est perdue et que nous en sommes réduits à des pauvres conjectures quasi-théologiques : reconstituer la parole Du Philosophe.

Perdant le sens du geste dans cet espace si particulier qu’est le théâtre, on perd le sens des gestes, parmi lesquels le rire, qui lors de chose puissante et belle devient social, consumériste, flatteur – les autres sont plus laids que moi ; intellectuel ou non, il est pris dans ce grand mouvement de sécularisation des formes artistiques, et, par là, perd une partie de sa valeur : il perd son intuitivité, sa dimension dionysiaque, sa puissance mystique. Lui reste un peu de sa puissance quand il sert au choc, chez Beckett, au politique, chez Brecht, au sociologique, chez Jarry, au beau, chez Shakespeare. Mais déjà il est outil, déjà il se voile la face. L’essence du rire théâtral est partie. Bien avant que les traces textuelles de notre théâtre ne commencent.

De plus en plus rares, difficiles à repérer à la lecture d’une programmation, aussi imprévisibles qu’un orgasme, il est des formes où le rire, encore, ne sert à rien et surtout pas à nous plaire, où sa valeur est intrinsèque : geste de théâtre, geste performatif d’une union corporelle de ta sueur d’acteur à mon souffle de spectateur, où il sert à tisser de magique l’espace théâtral, où il relie l’orchestre à la scène. Reconnaissons que cela est bon.

Illustré par Sylvain Demange & Loïc Mazalrey.

2 Comments

  • […] Tout cela ne tient que sur la solidité d’une démarche et d’une technique à toute épreuve : chaque centimètre du texte, du corps, de la magie, est froidement calculé, maîtrisé ; chaque moment d’improvisation soutenu par de formidables capacités théâtrales et magiques ; chaque blague, chaque désespoir est motivé, pensé, juste. Un rire qui n’est jamais gratuit, qui raconte mais dépasse toujours son récit, un rire mystique, un rire qui fait vivre, qui tisse de magique l’espace théâtral. […]

  • […] vouloir assumer toute la charge des textes de Beckett. Car, chez Beckett, il y a du rire, oui, mais comme nous le disions, ce rire est agencé à une béance existentielle, qu’il ne fait que mettre en valeur — il la […]

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