Le Syndrome de Cassandre

L’érotisme cruel du rire.

C’était aux Subsistances, le regard d’un clown désenchanté qui interroge le rapport à la scène, à l’autre, à la magie, par l’immense Yann Frisch, « champion du monde de magie », mais bien plus que cela.

« Spectacle de magie pour adultes. »

Protégé — enfermé — d’une fine tulle, un clown entre en scène. Un peu pataud, il propose d’amuser son public, verse de l’essence sur sa main et l’enflamme. Rires surpris, et soufflés. Puis s’asperge lui-même de d’essence, approche une allumette…

C’est une des nombreuses prouesses de Yann Frisch dans ce spectacle : offrir une magie qui n’a rien à voir avec le tour pour le tour, ou l’humour pour l’humour. À chacun de ses gestes se dégagent d’improbables niveaux de lectures, d’échos personnels, de peurs et de fantasmes. En quelques minutes, se produit quelque chose du vertige psychologique, qui durera une heure.

Son clown, enfermé sur un plateau froid et morbide, qui lui résiste, se débat avec son esprit, bien plus profond qu’il ne voudrait le croire, et avec un public forcé de ré-interroger sa place. Il veut nous parler. Mais, enfermé dans sa condition de clown, il ne peut être cru. Yann Frisch livre alors, par la marge de son spectacle, une clef de lecture : il n’est pas là pour nous parler de son clown, mais s’il en appelle à Cassandre, c’est que sa parole est plus large.

Peurs, fantasmes et interdits oubliés.

La voix de son clown-Cassandre, c’est celle d’un grand désenchantement–réenchantement : à la fois son monde, humide et claustral, semble celui d’un enfant dont les jouets sont trop usés, dépressif au possible, et à la fois il y démontre encore la possibilité d’un rien qui ré-enchante. Délicieuse séquence de théâtre d’objet, où, avec une tasse et un pot, il fait vivre une petite histoire familiale — qui tourne à la tragédie.

Le Syndrome de Cassandre (2)

Sans tout révéler du spectacle, il a cette excellence des grands artistes, capables de tenir sur le fil entre récit et symboles, entre faits et émotions, entre discours et silence. Et il ose : il franchit tous les interdits, tous les tabous de la sexualité, des sentiments, de la scène et de la magie, plaçant toujours le spectateur dans cette position étrange : un clown n’est jamais cru, mais un clown magicien, c’est terriblement crédible.

Spectateur voyeur, spectateur salvateur.

La situation du spectateur de clown est confortable : un homme, grimé, minable rate ses tours, est malheureux, mais comme cela est subordonné à la convention de non-identification du public au clown, il peut en rire dans le plus grand confort.

Ici, la chose devient terrible : Yann Frisch, magicien avant que d’être clown, ne rate pas ses tours. Il évacue une partie de la convention du clown, et ses émotions sincères nous poussent à y voir un semblable. Aussitôt, le spectateur, terrible voyeur d’un être sans sur-moi, dispose d’une plongée vertigineuse dans ses propres abîmes. Il se voit. Et, comme dans l’expérience de Milgram, découvre la couleur de ses entrailles : aux moments où le clown s’offre au public, prêt à réaliser tout ce que lui demande le public, il se retrouve en possession d’un terrible pouvoir, et d’un terrible savoir — sur ses désirs. De fait, le spectacle va beaucoup plus loin que ce que Yann Frisch ne veut en dire : il offre une expérience plurielle, capable de faire rire aux éclats certains spectateurs, d’en plonger d’autres dans une torpeur métaphysique et sensuelle ; chacun se sent fuir, se sent vivre.

4, 5 et 6 mars 2014 Répétitions de la première création de Yann Frisch, Le syndrome de Cassandre, à l'Espal, au Mans. © Sylvain Frappat

4, 5 et 6 mars 2014. Répétitions de la première création de Yann Frisch, Le syndrome de Cassandre, à l’Espal, au Mans. © Sylvain Frappat.

Parce que le rire n’est pas une affaire légère, mais érotique.

Tout cela ne tient que sur la solidité d’une démarche et d’une technique à toute épreuve : chaque centimètre du texte, du corps, de la magie, est froidement calculé, maîtrisé ; chaque moment d’improvisation soutenu par de formidables capacités théâtrales et magiques ; chaque blague, chaque désespoir est motivé, pensé, juste. Un rire qui n’est jamais gratuit, qui raconte mais dépasse toujours son récit, un rire mystique, un rire qui fait vivre, qui tisse de magique l’espace théâtral.

Miroir des temps, le spectacle offre une plastique prodigieuse de l’état de ses spectateurs : chaque salle impose sa marque, modifie les numéros, change l’intimité du clown et de ses mises en danger. Ainsi, Yann Frisch raconte qu’avant les attentats du 13 novembre, personne ne l’empêchait de se mettre à mort. Ce qui n’était déjà plus le cas lors des représentations aux Subsistances, quelques semaines après.

Soit que tout ne soit pas du rire, soit qu’il faille entendre « rire » dans une acception plus large : au delà de la jouissive réaction de fuite qu’est le rire, au delà de la réaction de stupeur prodigieuse qu’ont eu certains spectateurs, Yann Frisch dessine autre chose, sorte de théâtre total, qui réfléchit sur tout et réfléchit tout, joue avec le public et se joue du spectateur, s’y soumet puis le soumet, dans une danse érotique des rapports de force qui raconte l’ineffable. Il y a un « faire l’amour » prodigieux, une proximité palpable, quelque chose qui vous remplit le cœur et les synapses de merveilleuses substances, et de doutes.

Photographie à la Une : 4, 5 et 6 mars 2014. Répétitions de la première création de Yann Frisch, Le syndrome de Cassandre, à l’Espal, au Mans. © Sylvain Frappat.

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