Philippe Carry

la mécanique du temps.

Sous le cliquetis régulier d’une assemblée indifférente d’horloges, de pendules et de montres, au bout d’une rue marquée par le passé, dans l’éternel quartier de Saint-Paul, une voix tantôt assurée tantôt hésitante nous introduit dans cette étrange contrée du temps, si celui-ci existe…

Vous dessinez avant de travailler ?

Oui, toujours, on est obligé de dessiner. C’est un dessin très particulier qui s’apparente en réalité à du dessin industriel. À partir du dessin final, on va fabriquer les pièces. Le métier d’horloger est un métier de fabricant, avant toute chose. On n’est pas horloger si on n’est pas fabricant. Près de six cents heures de travail sont nécessaires à l’élaboration d’une montre. Tout est fait à la main et tout cela ne peut être fait autrement, des aiguilles à l’objet, jusqu’à ce qu’il fonctionne. Je travaille avec des matériaux ancestraux ; l’acier et le laiton sont par exemple des métaux incontournables en horlogerie, et ce depuis cinq cents ans.

Que ressentez-vous quand l’objet s’anime ?

Au départ, c’est le grand mystère, on ne sait pas si la conception que l’on a imaginé des heures durant va fonctionner. C’est vraiment à la fin qu’on a la réponse. Mais en réalité, ce qui est le plus long et le plus fastidieux dans la réalisation de ces objets, c’est la conception. Si la montre est bien conçue, si elle est bien pensée, elle sera bien plus facile à fabriquer.

Comment faites-vous, sur un objet créé à partir de rien, pour qu’une seconde soit une seconde ?

En fait, il est tout à fait possible, voire aisé, de fabriquer une montre puisque les fonctions sont connues, tous les calculs ont été faits depuis huit cents ans et on connaît très bien les formules. Le système mécanique de la montre est un système à trois phases ; le remontage, le rouage (les roues qui transmettent), et la régulation. Ces trois parties sont immuables depuis des siècles, et le resteront. L’objet est autonome, il continuera à fonctionner bien après vous, mais, si vous voulez qu’il fonctionne, il faut que vous agissiez vous-même en la remontant de temps à autre, que vous agissiez sur le temps en somme.

Vous fabriquez tout vous-même ?

On pourrait tout fabriquer, mais cela prendrait deux ans, et je n’ai pas deux ans devant moi. Faire du bénévolat durant deux ans, c’est impossible. Quand on fait de la conception, c’est pour soi-même, pour son propre plaisir. Certaines de ces montres pourraient être vendues mais je préfère les garder pour moi.

Avez-vous participé au concours des Meilleurs Ouvriers de France ?

Oui, j’ai participé à deux finales à ce jour. Lors de la dernière finale, ce n’était pas le même règlement qu’aujourd’hui. Tout est plus difficile, ils ont compliqué le concours avec des épreuves qualificatives. Plus personne ne peut prétendre remporter ce titre tant le concours est devenu sélectif. Cela fait deux sessions qu’il n’y a plus d’horloger MOF puisqu’aucun candidat n’a les capacités, le temps et les moyens. C’est devenu un enfer. À mon sens, c’était deux fois plus complexe en 2011 qu’en 2007.
Par ailleurs, il semblerait qu’une énorme erreur ait été commise par le Ministère de l’Éducation nationale, les nouvelles règles de sélections tendaient vers des critères plus draconiens afin de filtrer dès le départ les artisans médiocres, et si cela partait d’un bon principe, le décret n’a pas été signé. Cela pourrait être un scandale national mais moi je m’en fiche des scandales. Il reste que l’on a à ce jour un concours caduque. Je n’ai absolument pas besoin de ce concours, c’est vrai qu’il faut trouver les heures nécessaires à la réalisation d’une pièce originale.

pour moi le temps n’existe pas

Je le fais pour mon seul épanouissement personnel. Aujourd’hui, il faut tout repasser si nous n’avons pas pu terminer le chef-d’œuvre, la pièce ne peut plus être étalée sur le temps. Entre la réalisation du dossier, les épreuves qualificatives et la confection, il ne reste généralement plus que six mois pour faire l’objet, ce qui est à proprement parler impossible.
C’est la loterie. D’ailleurs, c’est vraiment étrange, j’ai passé mes examens en 1982, mais c’est comme si je devais les repasser à chaque fois que je me présente devant ce jury. Ces gens là se prennent pour l’élite. Ils le sont peut-être, mais il est dommage d’en faire quelque chose qui soit de l’ordre de la domination. Je le repasse, sans vraiment savoir pourquoi alors même que l’on assiste à une chute libre du nombre de candidats. Le système est bien procédurier, trop éloigné de la réalité matérielle du métier. Ces gens du Ministère n’ont jamais travaillé de leur vie.

Existe-t-il une différence entre les horlogers suisses et les horlogers français ?

En fait, la plupart des horlogers suisses de haut niveau sont des français. Après, il y a des écoles, par rapport à telle ou telle technique. Par exemple, l’une de mes montres n’a pas été reçue car l’un des membres du jury considérait que les têtes de vis ne devaient pas être polies, alors que les miennes étaient polies au départ, et que, par parti-pris, j’ai fait en sorte de dépolir, pour une différence de ton. Il faut aujourd’hui connaître ces écoles pour espérer être reconnu.
Les gens du jury depuis une trentaine d’années sont tous de la même école où l’innovation et les initiatives individuelles sont assez mal vues. On peut aller jusqu’à évoquer un certain conservatisme. Il semble qu’il faille rester très traditionnel.
Cela vient sans doute du fait que l’horlogerie française repose sur une histoire, sur une qualité de fabrication, sur un passé qui n’existe plus, qui fait le creuset ou le tombeau du métier. Quand je me suis installé comme horloger en 1987, nous étions deux mille horlogers en France, aujourd’hui, nous ne sommes plus que trente. Il faudrait évoquer la concurrence suisse, ainsi que la difficulté à ouvrir un atelier en France. Pour tout vous dire, un horloger en Suisse est payé quatre fois plus qu’en France. C’est ma volonté de travailler sur le patrimoine français, mais exercer un métier en France n’est pas facile du tout, c’est à souligner.

Est-ce que pratiquer ce métier, c’est avoir un problème avec le temps qui passe ?

Belle question et pas si facile que cela. Je ne pense pas avoir réellement un problème avec le temps. Un horloger travaille sur le temps. Dans la mesure où les objets qu’on lui apporte sont des objets qui ont mesuré la durée du temps de personnes souvent éteintes. C’est comme un film en noir et blanc, tous les gens que vous voyez sont des fantômes, ils sont tous morts. C’est cela qui est étonnant, je ne travaille qu’avec des objets dont les propriétaires ont disparu. Pourtant ces objets vivent encore.

nous ne sommes plus que trente

Ce qui intéresse les personnes qui les apportent – les enfants, les petits-enfants, les arrière petits-enfants – c’est de faire revivre, quelque part, à travers un objet, l’âme d’un défunt, d’une mémoire passée, où la montre permet de reculer le temps. C’est le seul objet qui permet de faire revivre une personne. On peut restaurer un tableau, mais il ne bouge pas, il reste inerte. Une montre est un objet qui mesure le temps, qui fait revivre les secondes, les minutes et les heures, même si elles sont passées, elles sont de nouveau présentes. C’est une émotion très forte. Une dame âgée est venue m’apporter la montre de son père, tué dans un crash d’avion à la Libération. La montre s’était arrêtée à l’heure même du drame. Quand je la lui ai rendue, la montre fonctionnait à nouveau, les aiguilles avaient repris leur danse, elle s’est mise à pleurer.

Quelle place la restauration prend-elle dans votre métier ?

Il faut savoir restaurer, remettre en état, faire revivre. Mais il faut aussi, et peut-être surtout, savoir conserver la mémoire des objets, conserver les traces, les traces du temps. La restauration en horlogerie, c’est de la conservation, dans la mesure où les moindres outils doivent rester visibles.
On est un peu comme des archéologues, il faut respecter l’histoire de l’objet. La restauration, c’est refaire du neuf avec de l’ancien, tout est question d’équilibre, savoir restaurer tout en conservant la mémoire, et ce n’est pas facile. C’est pour cela qu’il y a très peu d’horlogers qui sont habilités par les monuments historiques pour restaurer des objets dans les règles de l’art, tout en connaissant les règles de conservation de la mémoire des objets.

Mais, du coup, vous avez un problème avec le temps ?

Oui, mon problème, c’est que… En fait, quand on est horloger, on est dans le temps, et je pense que l’on ne peut pas être horloger si l’on ne s’intéresse pas au temps. Cela peut paraître bête, mais s’intéresser au temps se vit à différents niveaux. Faire revivre des objets qui viennent du passé et qui ont parfois une histoire très forte… Les objets d’un côté, les objets pour ce qu’ils sont et les faire revivre, tout cela ; c’est le côté artisanal. Mais si l’on ne s’intéresse pas à l’Histoire, les styles, les époques, on ne peut restaurer un objet en ignorant de quelle manière il a été fabriqué. L’Histoire oui, mais aussi la philosophie. Pour moi le temps n’existe pas. Il n’a jamais existé, le temps est impalpable et n’a pas de mesure. On a juste cherché à le contrôler par le biais de différents processus, à l’enfermer, le mettre dans une boîte, le dompter, le domestiquer. J’ai écrit, mais surtout j’ai lu des dizaines d’ouvrages sur le temps… On pense au temps depuis cinq mille ans et on ne sait pas ce que c’est… La vie est un cycle, avec un début et une fin. On sait que l’inéluctable sera la mort. Mais cela dépend comment on la prépare, parce qu’elle peut être une renaissance. Même ceux qui ne croient pas en une vie après la mort peuvent se dire qu’elle fait partie de la vie, c’est une forme d’éclairage, une sorte de conclusion, mais une conclusion en apothéose de la vie elle-même.
Mon métier me conduit à réfléchir sur ces aspects cycliques de l’existence et qui sont là pour nous conduire à mieux accepter. Mon problème avec le temps serait un problème avec le sujet de la mort en tant que récompense de la vie.

Donc, tout cela, c’est pour nous rassurer ?

Non, on n’a pas vraiment à être rassuré. C’est comme si on disait à un SDF, « aie de la volonté », ce ne sont que des paroles, quand quelqu’un a touché le fond, ce ne sont pas les paroles qui vont changer les choses. Je n’essaye pas de vous persuader, les choses ne peuvent venir que de vous-même. Le temps n’existe pas, en revanche, il est ce qu’on en fait. Le temps est une notion, nous en avons fait un concept, mais au-delà du concept il est ce qu’on en fait au quotidien, comment on le vit, comment on le ressent et comment on arrive à vivre à la manière des artistes. Il manque beaucoup de ce côté artiste chez les gens, dans la mesure où un artiste vivra le temps beaucoup plus profondément, en termes de ressenti…
Dans tous les cas, à nous tous de répondre par nous-mêmes à cette grande interrogation sur le temps, sur la vie, sur la mort, sur le cycle. On meurt chaque jour un peu, et il faut donc se renouveler. On passe notre temps à tenter de définir ce qui n’est pas définissable, et c’est bien cela qui nous ronge et qui nous détruit. En fait, on ne devrait pas le définir, mais le ressentir, c’est pour cela que les artistes sont beaucoup plus proches de n’importe quelle philosophie et qu’ils peuvent, à leur manière, en donner une définition qui rend les domaines de l’impossible ou de l’inconnu supportables, qui lui donne un sens. C’est pour cela que je pense que les chiffres ne définissent rien. Construire un mécanisme, c’est quelque part revenir aux chiffres, donner une forme aux chiffres.

Vous êtes artisan, artiste, scientifique ou philosophe ?

Tout cela à la fois. L’artisan serait celui qui aborderait seulement l’aspect technique. Dans mon métier, il y a seulement 5 % de créatif, mais j’essaye de le ramener à 50 %. Il y a des métiers où il est très simple d’être créatif, des métiers où la matière n’a que très peu de place et où tout dépend de l’instrument des instruments : la main.

Vous êtes dans le temps, mais êtes-vous de votre temps ?

On pourrait poser la question à chacun. Je suis un travailleur du temps oui, mais il y a énormément de terminologies. J’ai positionné d’entrée de jeu mon métier dans un rapport cinématographique. Tavernier est d’ailleurs entré dans ma boutique un jour et m’a dit : « Moi aussi je me sens par certains aspects horloger, parce qu’une caméra, c’est vingt-quatre images/seconde ». C’était beau ! Les objets du temps sont partout.
C’est comme votre appareil photo, cela me rappelle une phrase de Vinci qui disait « L’instant n’a pas de temps », quand vous captez un instant, après il ne peut plus être situé dans le temps. À moins bien sûr de dater la photo, il devient intemporel. Tous les artistes ont affaire au temps. Les écrivains, ô combien ! Ceux qui fabriquent quelque chose qui traverse le temps, sont aussi, par certains aspects, confrontés au temps. Mais l’horloger c’est un peu spécial…

C’est important ce bruit du temps ?

Certainement. Le bruit gène les gens. Ce bruit qui revient imperturbablement fait partie de la vie d’un objet. Ce n’est pas notre temps que l’objet calcule, c’est notre durée, il donne l’heure, il ne donne pas le temps. Le temps c’est le ressenti de la durée qui passe. Un son comme celui-ci n’a pas lieu de nous perturber.

La transmission compte pour vous ?

Oui, cela fait partie de la continuation du savoir faire. S’il n’y a pas de transmission, il n’y a pas de continuité possible du métier. Le plus important quand

c’est ça, le secret de l’horloger

l’on forme des jeunes, c’est de leur donner les outils pour qu’ils puissent apprendre à apprendre. J’ai également une règle d’or, beaucoup se documenter. Sur les techniques, il est impossible de tout apprendre dans un atelier, même si l’on y passe vingt ans. Il faut s’informer soi-même. Je suis capable de passer quatre heures par jour avec quelqu’un, sans être payé, parce qu’en France, il n’y pas de reconnaissance du maître d’apprentissage. Il faut se dire cela au départ, après on s’investit, si au moins on pouvait ne coûter que du temps passé, mais le problème, et c’est une des raisons de la perte des métiers, c’est qu’on prend les maitres d’apprentissage pour des employeurs ; ce qui dévalorise la condition du maître, qui perd sa responsabilité de transmission en devenant patron. Et lorsque vient la condition de la rentabilité…
Former c’est transmettre un bien qui ne m’appartient pas et qui n’appartenait pas aux gens qui m’ont formé eux-mêmes, transmettre est un devoir pour que le métier ne se perde pas, et que la mémoire soit conservée. Mais c’est inéluctable, l’horloger est en voie de disparition. C’est un métier techniquement très compliqué, il faut compter dix ans pour en maîtriser les techniques.

Votre lien avec le film de Tavernier, passion ou coup de pub ?

Cela m’a aidé au départ, et comme j’habitais enfant dans le quartier, je suis revenu à mes sources originelles, après avoir traîné mes guêtres, j’ai traîné mes outils dans Saint-Paul. C’est comme mettre des entailles sur les chambranles des portes. On grandit mais c’est toujours le même environnement, le quartier est immuable mais change parce que les gens passent, les hommes passent avant les pierres. Un métier comme celui-ci est un métier qui permet de comprendre que le temps écoulé n’est pas perdu, que tout ce qu’on a déposé au fond, que tout ce qui est dans les rouages, reste inscrit quelque part. Tout reste inscrit, le temps est un sablier ; le sable s’écoule au fond du vase mais tout ce sable n’est pas perdu, il repose au fond du vase en mémoire, la mémoire du temps passé.
C’est ça, le secret de l’horloger.

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