Polémique stylistique

Polémique stlylistique_Charlie hebdo

« Je suis Charlie » : vraiment ?

Le slogan est puissant : bref, balancé, historiquement informé, centré sur le moi du locuteur, il a tout pour plaire. Mais se doit-il de plaire ?

L’ère de l’internet à ceci de merveilleux qu’elle dissipe les pouvoirs de choix formulaires : Twitter s’est chargé en un grand mouvement d’âme collectif de faire émerger ces quelques mots : Je suis Charlie. Parce qu’ils sont adaptés ? Non point, mais parce qu’ils répondent aux exigences d’un slogan publicitaire : être bref, balancé, impliquer fortement celui qui se l’appropriera. Parce qu’au fond, nous étions des millions dans les rues à dire Je suis Charlie samedi et dimanche 10 et 11 janvier 2014, mais nous étions aussi des millions à dire je, et surtout je. À vouloir nous élever face au chaos, à la barbarie, à se poser en humbles héros solidaires, tout en parlant de pâte à tarte, de sport, d’histoires de cœur et de fesses. Recueillement de façade ?

Malheureusement, ça ne marche pas comme ça. Dire Je suis Charlie, ce n’est pas être Charlie, c’est dire « moi » : « moi, je suis touché, moi aussi je suis victime, moi aussi je veux en être : donnez-moi ma part de souffrance et de combat – de gloire ».

Et ce n’est probablement pas ce que l’on voudrait – en conscience – dire. Communier dans la douleur, communier dans l’affliction, dans l’abattement, dans le soutien : c’est une chose. Se proclamer martyr, c’en est une autre. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir comme les ceux qui se voulaient martyrs ont élevé à cette dignité un journal qui se faisait plus d’ennemis que d’amis. Chacun son macchabée sanctifié. Non, tous les Charlies qui étaient dans la rue n’étaient pas des tués ou des grands blessés, n’avaient pas été des génies de la presse. Parce que ces mots ne sont pas performatifs, pas assez : être, c’est avoir un passé et une dynamique d’avenir, avoir des souvenirs, des douleurs et des plaisirs emmagasinés dans sa mémoire. Nous ne sommes pas Charlie. Nous sommes pétrifiés d’horreur et de nausée face à ce qui s’est passé. Mais nous ne sommes pas Charlie. Nous ne sommes pas des héros mais nous sommes content qu’eux soient là. Au fond, dire « Merci » aurait été beaucoup plus juste, beaucoup plus humble, beaucoup plus beau.

Merci, Charlie.

Je (ne) suis (pas) Charlie/flic/musulman/juif – Charlie Koulibali

Et cette question du caractère performatif, de l’énoncé qui crée une réalité inexistante, de l’énoncé thaumaturge, n’est pas anodine. Il ne s’agit pas juste de dire « bon, les mecs, notre/votre slogan, là, il est un peu superficiel quand même ». Il faut entendre différemment celles et ceux qui ne peuvent pas dire qu’ils sont Charlie. Pour ne pas confondre. Pour distinguer ceux qui le font par provocation et qui l’auraient fait peu importe les mots employés, ceux qui le font par lacune herméneutique et ceux qui le font parce qu’effectivement, ils ne sont pas Charlie – ce qui, dans l’ordre des choses réelles et avérées, est incontestable.

Pour les premiers, l’appareil judiciaire est en place, avec cette terrible idée de mettre les provocateurs en prison – la prison étant pour la radicalisation un bouillon de culture sur-vitaminé. Consigne a été donnée par la ministre de la justice : « Punissez-les ». Mais la punition doit être pédagogique. Mettre en prison cent provocateurs légèrement marginaux et attirés par une forme extrême de l’Islam, c’est créer combien de vrais imbéciles capables de passer à l’acte quelques années après, en sortant de prison ?

Pour les seconds, il faut expliquer. Expliquer que le texte coranique n’interdit à aucun moment la représentation du prophète : ce qui est interdit, c’est la conception et l’adoration des idoles (Sourate V, verset 90). Expliquer que la caricature n’est pas l’insulte, que la figuration est sélective : expliquer que Charlie Hebdo est bien plus tolérant que ceux qui s’opposent à lui – qu’il ne s’est jamais opposé aux religieux musulmans en tant que musulmans, mais uniquement à ceux qui, marginaux aux lectures obtuses, tentent de se faire passer pour représentatifs d’autre chose que de leur folie mortifère.

Polémique stylistique

Prenons l’exemple de la célèbre « une » : « Mahomet débordé par les intégristes – C’est dur d’être aimé par des cons ». Il est absolument évident que l’adjectif substantivé « cons » ne saurait se rapporter qu’à la frange intégriste des musulmans. Et le dessin le prouve : l’incrustation des dernières lettres du titre du numéro dans le turban de l’homme représenté est pensée pour empêcher qu’on ne coupe l’image, qui, pour le coup, deviendrait insultante envers toute une communauté de croyants. Mais ici, le message est même tout à fait politiquement correct : les intégristes sont des cons qui déforment le message de la religion.

Le peuple – qui plus est s’il est musulman – est-il nécessairement stupide au point de ne pas savoir lire la légère subtilité de ce dessin ? Évidemment, non. C’est donc qu’on l’a guidé dans sa lecture, et mal guidé : il y a quelque part, en France, en Occident et de manière plus systématique dans tous les pays où l’Islam s’est radicalisé et a oublié la tolérance, le respect et l’élaboration de pensée qui ont fait son âge d’or, des hommes influents qui manipulent les foules. Ils apportent une vision radicale de la foi – mais pas radicale en tant qu’elle reviendrait aux racines, non, pas radicale mais bêtement extrémiste et identitaire ; conflictuelle. Et si le Niger voit les émeutes anti-Charlie se multiplier, ce n’est pas parce que les nigériens perçoivent la nouvelle « une » de Charlie Hebdo comme une insulte, une provocation, mais parce qu’on leur a dit que c’était le cas. Aucun homme doté d’un minimum d’indépendance d’esprit et de sens critique ne saurait produire une lecture à ce point en contre-sens, sauf à faire preuve d’une mauvaise foi crasse. Et c’est probablement cela qu’il faut expliquer dans les collèges et les lycées, dans les prisons, dans les villes, sur les terrains de sports, dans les salles de prière : on vous fait croire que cette justice par la violence est commandée par le texte que vous vénérez, mais c’est faux. On vous fait croire que ces gens vous insultent, vous provoquent, mais c’est faux : ce n’est pas vous qu’ils insultent – au contraire, ils vous défendent.

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