La prison de Sighetu Marmatiei – Épisode 3

Le Cortège des sacrifiés

Hier et demain.

Je poursuis ma visite de la prison de Sighetu Marmației, gravissant les marches de l’escalier qui mène au deuxième étage, remontant ainsi l’histoire de la répression dans la Roumanie communiste.

En 1955, un changement intervient avec l’admission de la République populaire roumaine à l’Organisation des Nations unies et l’introduction de la convention de Genève. Une amnistie partielle a lieu, certains détenus politiques sont libérés.

Dans le cas de Sighetu-Marmației, ils sont soit transférés dans des prisons traditionnelles, soit assignés à résidence, soit encore internés dans des hôpitaux psychiatriques. Entre-temps, plus du quart des détenus sont déjà morts. La faim, le froid, l’épuisement, la torture en sont les causes. Parmi ces pertes, on compte les chefs des partis historiques mais aussi divers représentants de l’élite économique et intellectuelle du pays : Iuliu Maniu, chef du Parti national paysan, Constantin Brătianu, chef du Parti libéral, Constantin Tataranu, directeur de la Banque nationale roumaine, Ion Flueras, membre du Parti socialiste, mort à Gherla, Sandu Tudor, poète et moine orthodoxe, mort dans la prison d’Aiud, tout comme Mircea Vulcanescu, philosophe du Roumanisme, et Vladimir Ghica, diplomate, mort dans la prison de Jilava… À Sighetu Marmației, en cette année 1955, l’évêque gréco-catholique Iuliu Hossu croupit déjà depuis cinq ans dans sa cellule et restera détenu politique jusqu’à sa mort, en 1973.

Cellule Bratianu

Cellule Bratianu

En passant d’une cellule à l’autre, j’assiste rétrospectivement à l’amputation sociale et culturelle de toute une société ; une société autrefois hétérogène qui laisse désormais place au système uniformisé de l’homme nouveau. Dans la cellule 46, le mémorial relate l’histoire de l’article 209 du Code pénal, en vertu duquel la justice communiste pouvait condamner un individu sous le seul prétexte de « conspiration contre l’ordre de l’État ». Le Centre international d’études sur le communisme a recensé plus de 180 000 personnes condamnées en vertu de l’article 209.

Une autre cellule de Sighetu Marmației est elle consacrée à la résistance anti-communiste sur le territoire roumain. Dans les années soixante, les opposants réfugiés dans les montagnes, dans les Monts Făgăraş, dans le Banat, en Vrancea, en Bucovine, dans les Carpates et dans le Maramureș sont peu à peu écrasés. Déjà, en 1958 et après la répression soviétique en Hongrie, l’espoir de renverser le régime communiste en Roumanie avait été sérieusement mis à mal. En peu de temps, il a été anéanti… Au cours des années soixante, la prison de Sighetu Marmației continue d’accueillir intellectuels, écrivains, économistes, prêtres, magistrats, officiers et divers opposants au régime de Ceausescu. Ils sont présentés par la propagande sous l’étiquette d’« ennemis du peuple ».

Pour les récalcitrants au sein du pénitencier, l’administration crée une cellule spéciale : la « Noire ». Rentrer dans ce lieu, c’est se confronter à une punition qui s’appuie sur la douleur permanente et la perte de tout repère. Le détenu est plongé dans une obscurité totale, où, attaché au sol par des chaînes et transi de froid, il est forcé de rester pendant plusieurs jours. Parfois, les gardiens lui coincent les pieds dans un châssis contenant de l’eau glacée et il se trouve privé du moindre mouvement ; l’effet de l’obscurité a été étudié sur l’esprit humain : au bout d’un certain temps, il a été constaté que le détenu sombre dans la folie.

Cellule noire

Cellule noire

Cellule noire

Cellule noire

Devant cette violence et ce désespoir, et afin de briser leur isolement, les détenus mettent en place un système de communication basé sur le morse : ils échangent ainsi, de cellules en cellules, des heures, à petits coups de cuillère contre les parois qui les séparent. Dans cette gymnastique mentale, certains iront jusqu’à écrire de véritables poèmes, comme en témoigne l’une des cellules reconverties en hommage à ce dialogue carcéral, tapissée des messages que s’envoyaient les prisonniers. On a ainsi retrouvé après 1989 un dictionnaire français-roumain, conçu et relié à la main, et l’on peut aujourd’hui voir une anthologie de la poésie française, écrite de mémoire par des officiers roumains emprisonnés ! Le détenu Radu Rosetti est lui parvenu à coudre un échiquier et à tailler des pièces pour passer le temps.

Au dernier étage, déambulant dans le corridor, je fais la rencontre d’un vieil homme qui comprend que je suis étranger. C’est l’un des gardiens du musée avec lequel j’échange bientôt en français : « Je l’ai appris à l’école! » dit-il fièrement, puis me voyant prendre des notes, il évoque quelques écrivains et intellectuels roumains ayant trouvé refuge en France. La liste est longue, d’Eugène Ionesco à Paul Goma, en passant par Émil Cioran, Vintila Horia, Mircea Eliade ; sans compter de célèbres musiciens tels que Vladimir Cosma ou Georges Enescu. Il n’y a plus que lui et moi dans cette prison, il m’accompagne tandis que je parcours d’autres cellules et me raconte comment, au milieu des années 1980, sur décision de Ceaucescu, toutes les forces de la nation roumaine ont été consacrées à l’élévation du palais du Parlement, la Maison du Peuple : second plus grand bâtiment administratif au monde… après le Pentagone !

« Nous n’avions plus rien à manger, dit-il, il fallait attendre des heures dans les files d’attente, devant les magasins. On envoyait nos vieilles mères chercher des légumes dans les épiceries. Tout ça pendant que Ceausescu lui, il nous faisait construire une citadelle en marbre ! Il a épuisé toutes les carrières du pays avec son machin… Il a fallu expulser et reloger quarante mille personnes qui vivaient à cet endroit. »

 La Mémoire célébrée.

En 1977, le pénitencier de Sighetu-Marmatiei fut désaffecté puis servit de fabrique de balais et de dépôt de sel, avant d’être laissé à l’abandon. Il a fallu attendre la chute du régime communiste et l’intervention de la fondation Academia Civica, pour transformer l’ancienne prison en musée.

Le rôle de la poétesse Ana Blandiana, présidente de l’alliance civique, est alors primordial car on ne peut que difficilement expliquer le fonctionnement d’un tel centre sans comprendre le contexte de la période communiste et ses mécanismes de répression. L’objectif du mémorial était ainsi de dépasser le cadre d’un musée ordinaire afin de réaliser une véritable institution de la Mémoire en Roumanie — assez inédite dans la forme puisqu’il regroupe un institut de recherche, un lieu de muséographie et d’enseignement, ainsi que des créations artistiques et un travail d’archive.

J’apprends aussi qu’un vaste projet paysager est mené sur les lieux où l’on enterrait autrefois les détenus, la nuit en catimini, appelé le cimetière des Pauvres. L’endroit se trouve à deux kilomètres, hors de la ville. Cette opération tend à créer une atmosphère où la nature reprend lentement ses droits : de jeunes arbres ont été plantés, principalement des conifères, qui dans leur croissance formeront une espèce d’amphithéâtre végétal. La clairière, vue du ciel et d’un belvédère sur les bords de la Tisza, arborera les contours d’une carte de la Roumanie.

Le Cortège des sacrifiés

Le Cortège des sacrifiés

Parmi les œuvres jalonnant le mémorial, on compte des toiles et des sculptures d’Ovidiu Maitec et de Camilian Demetrescu ; on peut aussi contempler dans l’une des cours intérieures de la prison « Le cortège des Sacrifiés », une sculpture coulée en bronze symbolisant dix-huit silhouettes humaines en marche vers un mur, élevé devant eux et qui suggère l’horizon de leur destin. Ce silence qui règne entre les murs de briques, surmontés de barbelés et de miradors, a décidément été le compagnon de tous les prisonniers de Sighetu Marmației… Avant de sortir, j’emprunte une rampe de descente creusée dans la terre et qui forme un étroit colimaçon, dont les parois d’andésite sont gravées des noms des personnes mortes dans les camps, les prisons et les lieux de détention. Cette rampe débouche dans un souterrain vouté, un espace de recueillement d’un style antique qui fait communier la tholos grecque et les catacombes chrétiennes. Sur une surface plane et circulaire, baignant dans de l’eau, la couronne de cierges se consume en hommage aux victimes.

Rampe de descente

Rampe de descente

En sortant de la prison, j’emprunte la strada Corneliu-Coposu — du nom du secrétaire de l’ancien Parti national paysan, qui avait passé dix-sept ans dans les geôles communistes et décéda en 1995 — puis je rejoins le parc central et la strada 22-decembrie-1989… Le 22 décembre 1989, l’élan révolutionnaire en Roumanie, partie de la ville de Timisoara, précipitait la chute du régime communiste puis la fuite du dictateur Ceausescu et de sa femme. Interceptés, ils furent jugés de façon expéditive et fusillés dans la cour d’une école de Târgovişte, mettant fin à un règne débuté en 1965.

Révolution Roumaine 1989

Révolution Roumaine 1989

Révolution Roumaine 1989

Révolution Roumaine 1989

À Sighetu-Marmatiei, en cette fin de journée, le centre-ville est animé. Je longe la longue place en direction de l’église évangéliste ; des familles de Roms errent dans les rues transversales et des marchands ukrainiens chargent leurs camionnettes pour retourner de l’autre côté de la frontière ; des chiens en meute apparaissent à un carrefour et se dispersent sur la place bordée par des immeubles d’une architecture Mitteleuropa. On compte aussi des paysans du Maramureș, en chemise blanche brodées de bleu et de rouge, qui discutent près de leurs charrettes avec des musiciens en costume traditionnel. Ici, la société est restée rurale. Au-dessus de l’avenue, en cette fin d’année 2014, flottent les bannières des candidats à l’élection présidentielle. Je finis de noter ces quelques mots qu’on retrouve dans le mémorial :

 « Il y a dans la destinée du peuple roumain une grande solitude et un insupportable silence. Le mémorial de Sighetu naît de la croyance qu’il est temps de mettre fin à cette solitude, et qu’il est impossible d’y mettre fin aussi longtemps qu’on perpétue le silence. »

Fin…

Et pour en savoir plus…
Sources bibliographiques.
  1. Fundatia Academia Civica, Musée de Sighetu Marmatiei.
  2. Claudia-Florentina Dobre, Un pays derrière les barbelés, brève histoire de la répression communiste en Roumanie, Éditions Fundatia Culturala Memoria, 2014.
  3. Virgil Ierunca, Pitesti, laboratoire concentrationnaire 1949-1952.
  4. Paul Goma, Gherla, Éditions Gallimard, Paris, 1976.
  5. Catherine Durandin, Histoire des Roumains.
  6. Irina Talaban, Terreur communiste et résistance culturelle. Les arracheurs de masques. Paris, PUF, collection « Ethnologies », 1999.
  7. Herta Müller, La bascule du souffle.
  8. Le Courrier des Balkans, article daté du 10 octobre 2013.
  9. La Roumanie face à son passé communiste. Émission de France Culture datée du 19.11.2009
  10. Dinu C. Giurescu, Falsificatorii « Alegerile din 1946 » [Les falsifications des élections de 1946], Éditions RAO, 2007.

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