Il n’y a que du vent derrière moi

Il n'y a que du vent derrière moi - © Sébastien Duijndam

Nos cigarettes se consument seules dans le silence d’une soirée chaude. Elles livrent au vide un parfum musqué, comme la brûlure d’une promesse, dont les premiers rayons viennent éclore à l’aube de tes caresses. Cette chaleur est une friction saccadée puis souple, profonde puis leste, produite par nos peaux, nos gestes. Et ces serments de joie mutuelle que l’on projette au matin des philtres de tendresse, ces élixirs sulfureux que l’on s’injecte,  hantent mes songes de spectres. Vapeur corrosive qui ronge, creuse la glace céleste – à peine virtuelle – du cristal de ton règne. Viennent les drogues et l’abandon. Poisons, stupéfiantes combustions, inhalations ou perfusions rituelles ; nos nuits restent les mêmes. Point gris perdu dans le noir, contours flous dans cette plaine sans relief, je suis à la recherche d’une ombre, d’une trace épuisée. Peut-être le dessin incertain d’un sentier, un dessein que le doute aura épargné. Dans cet espace creux, mes yeux luisent encore, et présagent les mirages que consomme l’envie. Pour ce râle abattu où meurent les idées, pour ce râle qui balaye sans cesse ; nous bâtissons nos habitudes, nous consolidons nos chaînes. Froide sera alors l’amnésie de nos peines. Insectes nocturnes aveuglés, mouches engluées dans cette toile tissée de rêves trop grands – pas encore morts et plus réellement vivants – c’est dans la nuit de ce cocon moite que les jours prennent forme. Fables du désir, contes de richesse, nous devenons peu à peu, geste après geste, les mensonges même du devenir. Tu me parles alors de changement, d’une vision qui se perd dans le lointain. Mon cœur – cette partie froide de mon être – se retourne alors sur nos pas ; le sillage est plus réel que l’endroit. Je le sais maintenant, il n’y a que du vent, que du vent derrière moi.

Il y avait aussi ta silhouette inaccessible, tes paroles indicibles, et toutes ces formes qui se tordent et s’estompent au gré des hurlements. Plongés dans la tourmente du changement, égarés loin des rivages du beau, échoués sur les vestiges du temps, nous essayons d’être les grands architectes, les manipulateurs aveugles de notre propre sang. Nos plaies s’infectent, nos existences sont concrètes. Et au milieu de cette tempête, entre deux éclairs d’infamie, persiste parfois le mystère d’un espace, une infime parcelle verrouillée. Je parle de cette petite pièce au fond de nos crânes, cette caverne d’inconscience ; à nos étreintes reste inviolée. Traverser les jours, survivre à l’oubli, et devenir des funambules ivres qui évoluent chancelants, sur le fil distendu de nos vies. Constructions éphémères sur lesquelles s’appuient nos amours, ponts de lumière sous lesquels coulent mes discours. Ces ponts qui semblaient, qui devaient nous relier. Dans la pesanteur des projets, dans la lourdeur de nos souhaits, des mains s’épuisent à réanimer mon cœur ; stupide artère obstruée. Borné par ma conscience, pollué par ton essence, mon territoire est limité – et sans barrière. Si l’homme a toujours bâti plus de murs que de passerelles, si nos âmes sont factuelles, je suis tout comme toi un obstacle au réel. Le béton est friable, la brique est trop vieille, et l’opacité des murs n’est plus la même. Auparavant montagnes infranchissables, nous gravissons désormais une pente raide, une surface lisse, un immense miroir sur le reflet duquel je glisse. L’orgueil solitaire pour unique adversaire, pour unique ami, confident symétrique singeant mes mouvements sans bruit. Dans ce miroir, ce miroir d’égo que je gravis, se dessine une sortie, une fissure dans laquelle je me jette. Mon corps est trop long, trop dur pour la brèche, et les arrêtes aigües cisaillent ma peau, raclent la chair sur mes os. Que restera-t-il après ? Où finiront nos songes après ce précipice ? Et que deviendra la fuite de nos existences face au vertige de l’ennui ?

Je suis un lâche, un enfant trouillard. Certitude piquante de la lucidité, inexplicable instinct du mort-né. Le doute n’est donc pas ici en cause. Je ne doute pas de mes peurs. Peur de moi puis peur de l’autre, entre l’effarement d’une compagnie et l’effondrement d’une solitude. Et demeurer ainsi dans la tension, n’être qu’une paroi de verre qui tremble. Peur de l’engagement, peur du choix, peur du devenir, de mes pulsions et désirs ; trop beaux, trop sombres, innocents dans le sordide. Craindre l’échec pour mieux répudier l’accomplissement. Les frissons phobiques du bonheur parcourent encore ma peau, remontent le long de mon échine. Ils tremblent eux aussi. L’épouvantable danse de la mort se meut soudainement en berceuse, me grise et m’endort sur les cendres encore chaudes de l’insomnie. Et ce souffle qui gronde autour de nous, ce bruit rond et sourd à travers les parois de nos cloisonnements. Il n’est autre que la musique incertaine de l’espoir, de l’inattendu, du non-voulu ; faibles murmures. Derrière ces vibrations incessantes, cet oscillement éternel entre les oppositions du monde, couve la rumeur d’une idée, d’un absolu. Aux heures des aventures, ces instants où je divague, où je dérive sur une mer inconnue, effrayé par les noyades aux brûlures des alcools, je te regarde disparaître. Perché sur la cime d’une lettre, panorama d’une écriture, je distingue la frontière, mince il est vrai, des vérités. L’odeur terreuse du cobalt sous mes pieds, la force du néant pour gravité. Faire et défaire, l’angoisse de nos dualités.

Il n’y aura qu’un souffle, au mieux quelques données binaires ; je ne crois pas en l’enfer. Il ne restera rien, ou si peu. Quelques souvenirs, des remords dans la poussière. Non, le paradis n’existe pas, seul le sang suinte entre mes doigts. Ce salut que je ne te promets pas, cette volonté de mémoire, cet avenir, ce choix. Les possibilités s’effacent, balayées comme l’empreinte fatiguée d’une proie. Pleure et saigne, je t’en supplie, il existe encore un rêve ici-bas. Oublie les limites, maudis les prophètes.
Tu ne mourras pas.

Illustré par Sébastien Duijndam.

Killian Salomon

Rédacteur / Auteur

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