Lorsque l’arte povera infiltre les murs du musée de Grenoble.
Au tournant des années 1960 apparaît l’arte povera. Mouvement artistique né en Italie, il acquiert d’emblée une renommée internationale à travers une expérimentation de la dialectique qui articule entre nature et culture.
Si arte povera signifie « art pauvre », l’usage de matériaux pauvres – végétaux, minéraux, rebuts, etc. – n’est en rien une astreinte, plutôt qu’un motif récurrent. Ce terme est emprunté au vocabulaire de Jerzy Grotowsky, grand metteur en scène polonais, qui a réformé le théâtre dans la perspective de privilégier une mise en scène dépouillée. Dans son texte Vers un théâtre pauvre (1965), l’auteur, pour qui l’essence même du théâtre est la présence physique de l’acteur, explicite l’importance de la proximité dans la création, à l’image du théâtre de chambre. Cette proximité se lie chez les artistes de l’arte povera dans leur intérêt pour la nature et sa relation avec les origines constitutives de l’homme. En 1967, l’exposition collective « Arte povera e in spazio » est présentée à Gêne. Orchestrée par Germano Celant, elle scelle ce qui relève plus d’une attitude que d’un mouvement. Dans un ouvrage publié en 1969 souvent considéré comme un manifeste, Celant présente les figures majeures de l’Arte Povera, parmi lesquelles Alighiero Boetti, Mario Merz, Jannis Kounellis, Luciano Fabro, Michelangelo Pistoletto, Giulio Paolini et Giuseppe Penone, benjamin de cette réunion.
Comme pour beaucoup de ces artistes, il est toutefois difficile de restreindre l’œuvre de Penone à un seul mouvement. Cet artiste est à l’origine d’une Œuvre singulière et polymorphe, également intimement liée à l’apparition du Land Art. Comme le traduit Guy Tosatto, directeur du musée de Grenoble, « son approche de la nature s’appuie avant tout sur la connaissance immémoriale inscrite en chacun de nous, dans chaque cellule de notre corps, durant la longue chaîne de l’évolution humaine. Connaissance intuitive, infra-verbale, que nos sens nous transmettent lorsque soudain ils reconnaissent une sensation tactile, une odeur, une image, une saveur ou un son, et qui marque de son sceau l’alliance, chaque fois renouvelée, de l’homme avec l’univers. »
C’est cette « connaissance intuitive » que propose de s’approprier l’exposition présentée jusqu’au 22 Février au musée de Grenoble.
Mélangeant œuvres anciennes et œuvres produites spécifiquement pour l’événement, Penone travaille à l’installation de l’exposition où il crée une immersion totale en cinq actes. Cette plongée est aussi intimiste : trois des cinq espaces qui composent les temps de l’exposition sont précédés par des sortes d’antichambres démarquées par des cimaises. Elles permettent de présenter des œuvres graphiques, entre travaux préliminaires et explorations plastiques. A noté également l’influence de l’éclairage zénithal du musée de Grenoble, qui n’impose pas une unique perception à l’effigie des œuvres orientée par un seul éclairage artificiel.
Cette exposition ne suit ni parcours thématique, ni évolution chronologique. Elle laisse une part entière à l’appropriation physique des éléments, où les pérégrinations intellectuelles et plastiques de l’artiste se révèlent. Evoquant Bachelard, Guiseppe Penone propose une déambulation dans les espaces à l’image d’une rêverie sensible et poétique invitant inéluctablement le promeneur à une réflexion sur le rapport qu’entretien l’homme avec la nature. Se retrouve des œuvres qui ont participé à la renommée de l’artiste telle que l’un des Souffles, série qui a contribué à sa renommée aux côtés d’œuvres telles que Alpi Marittime. Continuerà a crescere tranne che in quel punto [Alpes maritimes. Il poursuivra sa croissance sauf en ce point, 1968] ou encore Rovesciare i propri occhi [Renverser ses propres yeux, 1970]. Il est d’ailleurs dommage qu’aucune des traces photographiques des actions ou des œuvres in situ produites à ses débuts n’ait été présentée.
Souffle 3 [Soffio 3], sculpture en terre cuite interroge la valeur de l’œuvre d’art en privilégiant le processus créateur : c’est l’invisible qui est donné à voir, la trace d’une action. Sculpture abstraite au premier regard, il s’agit de l’empreinte du corps de l’artiste. Les traces de ses vêtements apparaissent lorsque le visiteur sonde cette énorme goutte de terre cuite. A l’extrémité supérieure, l’empreinte de la bouche de Penone est visible pour toute présence de son visage, comme si l’artiste avait soufflé dans cette bulle de terre afin que cette dernière saisisse son corps. La présence du corps est révélée par son absence. Le jeu entre vide et plein apparaîtra comme un leitmotiv dans l’œuvre de Penone.
L’arbre est un autre élément récurrent qui se distingue dans le travail de l’artiste. Il apparaît dans de nombreux dessins présentés, et notamment dans le monumental Propagazione [Propagation], réalisé en 2013. L’artiste appose au centre de la toile (papier japon marouflé sur toile) l’empreinte de son index enduit encre d’imprimerie. Expérimentation spatiale du touché, il développe cette empreinte par cercles concentriques en traçant le contour du dessin de sa peau. Penone révèle les effets invisibles du contact du corps sur une matière. A l’image des ondes qui se propagent à la surface de l’eau, ce dessin évoque également la coupe d’un tronc d’arbre et ses anneaux de croissance. L’artiste, pour qui il y a « toujours quelque chose qui nous parle de l’homme […] dans la peau du bois », joue sur la porosité des éléments qui distinguent animal et végétal.
Dans une autre métamorphose, l’arbre se transforme en un écrin longiligne. Placé à l’horizontal, seul la peau de l’arbre évidé est conservée, moulée dans du bronze. Fixé sur un mur d’écorces de cuir, Scrigno [écrin] (2007) révèle la matière précieuse qu’il contient : la résine est mise en valeur grâce à la feuille d’or qui recouvre l’intérieur de la sculpture. Presque luminescente, cette résine semble concentrer toute la sève de l’arbre immortalisé.
Le dernier espace de cette exposition s’ouvre sur une forêt surréaliste où apparaissent dix jeunes arbres, ou presque. Penone poursuit ici l’un de ses gestes inauguraux enclenché dès 1969. Utilisant des poutres manufacturées par l’homme, l’artiste détaille les couches successives de croissance afin de retrouver l’arbre originel.
Si l’homme transforme la nature en matériau, les matériaux en objets manufacturés, Penone s’intéresse à l’origine de cet objet. En creusant ces poutres, l’artiste révèle l’arbre. Il inverse ainsi le processus qui conduit de la nature vers la culture.
L’une des extrémités de la poutre est conservée. Utilisée comme socle afin de présenter l’arbre ressuscité, la poutre confère à l’arbre un statut d’œuvre d’art. En conservant au sein d’une même entité poutre et arbre, l’artiste dissèque la relation nature/culture. La tension mise en exergue entre les deux éléments réside dans leur unité.
Les jeux antithétiques sont pluriels dans le travail de Penone. Lorsque que l’on découvre Spine d’acacia – contatto, maggio 2005 [Epines d’acacia – Contact, mai 2005], c’est tout d’abord une forêt d’épines d’acacia colées sur une toile de soie qui se présente au spectateur. Cet ensemble pointilliste dessine l’empreinte une gigantesque bouche lorsque l’on s’en éloigne. En face, une bouche est dessinée à la graphite sur une toile noire. Duo dual, la graphite semble absorber vers son intérieur la matière et avec, le regard. Négatif de la version qui l’affronte, les épines s’élancent dans un mouvement inverse, tendues vers l’extérieur, vers la lumière.
Ces quelques exemples ne peuvent prétendre illustrer l’étendue de l’œuvre de Penone. Les nombreux dessins présentés, les multiples matériaux non évoqués tels que le marbres sont autant de raisons d’aller découvrir cette exposition étonnante. Des œuvres produites in situ sont également à ne pas manquer, à l’image de Pression. Sur l’un des murs de l’allée centrale qui s’étend sur plus de 50 mètres – celui qui enferme toute l’exposition – Guiseppe Penone a dessiné l’empreinte agrandie de sa peau. Cette membrane décuplée semble protéger l’œuvre de l’artiste, son contenu. Cette peau devenue abstraite souligne l’éphémère frontière qui sépare intérieur et extérieur. Contenant corporel, cette fresque délimite l’espace d’exposition comme la peau englobe nos corps, réceptacle de ce qui le compose et ce qui l’entoure. La peau est cet espace de contact aveugle, que Georges Didi-Huberman caractérise de « lieux tactiles » dans son ouvrage Etre crâne consacré à l’œuvre de Penone (Edit. de Minuit, 2000).
Pour en savoir plus, rendez vous sur le site du Musée de Grenoble.