À l’aube de la nuit

Avant que la folie ne se déclenche, j’aurais voulu dire à mes parents que je les aime, et surtout, qu’ils puissent un jour me pardonner…

Je ne me rappelle plus quand tout cela a commencé. Des soldats sont arrivés un jour dans mon village, en Ouganda. Cet endroit, d’aventure si paisible, s’est transformé en théâtre de guerre. Pourtant, c’est un très joli pays que le mien. Les reflets orangés du soleil couchant éclatent de mille feux lorsqu’il flirte avec l’horizon. Un peu comme les obus de shrapnels quand ils atteignent leur cible, sauf que là c’est un mélange de noir, de gris et de rouge. Ce jour-là, j’ai eu droit aux deux…

J’étais le plus âgé de la famille et mes parents ont essayé de me cacher, mais ils sont entrés dans un violent tourbillon hurlant, nous clouant tous sur place. Ils ont frappé mon père, ma mère et mes frères. Ils étaient commandés par un grand costaud qui s’appelait Moussa. Il a ordonné que l’on emmène ma mère dans la chambre et j’ai entendu crier, fort, très fort. Mon père, pleurait en silence, regardant droit dans les yeux ces animaux qui avaient fait irruption chez nous. Puis ils l’ont frappé, encore, pour lui faire baisser le regard. Quant à moi, ils m’ont mis une cagoule sur la tête et entraîné avec eux dans leur véhicule, direction leur camp.

Là-bas, d’autres enfants étaient avec moi mais leurs regards étaient différents, terrifiants à bien des égards. Certains étaient amorphes, d’autres couraient partout, en poussant des cris terrifiants. À peine ai-je pu reprendre mes esprits, que l’on m’a poussé sous la tente de Moussa, à grand renfort de coups de crosse dans les reins. Avec un grand sourire carnassier, il m’a expliqué que j’allais faire de grandes choses, que j’allais devenir un homme, mais qu’il devait s’occuper de moi avant toute chose. Sans me laisser le temps de réagir, deux de ses lieutenants m’ont attrapé chacun par un bras et m’ont allongé face contre terre. J’ai senti une lanière se serrer autour de mon bras droit, puis la douleur vive d’une piqûre. Moussa m’a chuchoté à l’oreille « voilà, maintenant, tu es à moi », au moment-même où je tombais dans un état totalement second. Je venais de recevoir ma première dose d’héroïne.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris ce qu’il avait voulu dire… Car il m’a longtemps été impossible de vivre sans cette « fée du bonheur » qui distille une extase aussi puissante qu’éphémère. Comme les autres, j’étais esclave de cette milice qui me faisait faire mille corvées pour gagner le droit d’assouvir le manque d’héroïne.

Ils m’ont appris à tenir une arme, à tirer, à ne pas faire preuve de pitié. Les villages qu’ils attaquaient, les otages qu’ils tuaient, les femmes qu’ils violaient, c’était pour ce qu’ils appelaient « la cause ». Un idéal de liberté et de révolution, teinté d’un fort sentiment religieux. Tous les gamins, sans exception, finissaient par y croire, à cause de la dépendance à la drogue, mais aussi par résignation ou acceptation. Certains y prenaient goût et devenaient les plus féroces d’entre tous. On nous ressassait sans cesse que nos familles nous avaient abandonnés, que tout le monde nous avait oubliés, que personne ne nous avait réclamés et dans le même temps, que Dieu avait des plans pour nous, et que nous devions le servir avec fidélité.

Les jours sont devenus des semaines et les semaines, des mois. Moussa et ses soldats sont devenus plus complices avec nous. Leur sabotage psychologique était cruel mais fin. Nous convaincre qu’ils représentaient notre seule famille en gommant petit à petit nos souvenirs, à grands coups de psychotropes et de paroles. Quand nous étions suffisamment mûrs, ils nous emmenaient avec eux dans les raids. Il y avait, je l’avoue, une certaine grandeur à voir ces pick-up rouler en formation, soulevant derrière eux un nuage de poussière marron, annonciateur d’un grand malheur à venir pour quiconque se trouvait sur la trajectoire.

Nous avions l’impression d’être intouchables, d’être des demi-dieux guidés par une puissance suprême, le leader Charles Kony. Ce n’est finalement pas pour rien que nous nous appelions l’Armée de résistance du Seigneur…

Après avoir participé à de nombreux saccages et exécutions de masse, on m’a emmené pour une nouvelle attaque. Auparavant, Moussa m’avait octroyé une dose incroyable d’héroïne. J’étais absolument transcendé par l’adrénaline, électrisé à l’avance par l’odeur de la poudre mêlée au sang que j’avais apprise à aimer. Ce que je ne savais pas, c’est qu’ils m’emmenaient dans le village où j’étais né. Je n’ai rien compris, ou bien, je n’ai rien voulu comprendre. Je ne sais plus, je ne me rappelle plus. Mais je me souviendrai à jamais de ce que j’ai fait.

Notre véhicule s’est arrêté en pilant devant la maison à laquelle j’avais été arraché près d’un an auparavant. Ma vraie famille se tenait devant l’entrée, avec ce qu’il en restait à moitié caché derrière mon père qui avait toujours ce port altier et cet air fier. Dans un état plus que second, on m’a forcé à pointer mon arme sur eux, à grand renforts de coups et de cris. Je me souviens très bien de la rage artificielle provoquée par le manque qui a empli mon corps d’une chaleur insoutenable, des larmes sur mes joues et des visages horrifiés de ceux qui m’avaient conçu, mis au monde et élevé.

Alors abruti par la drogue, la douleur, et voulant que les cris cessent, j’ai fermé les yeux très fort et j’ai pressé la détente. Les hurlements se sont noyés dans le vacarme de la rafale continue de ma mitraillette. Non, vraiment, jamais je n’oublierai ce jour où, selon l’expression consacrée… j’ai tué le père.

Image à la Une © Loïc Mazalrey.

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