Vues fausses de la personnalité

« L’esprit, comme la nature, a horreur du vide » – Victor Hugo.

La recherche d’un « soi », d’une identité de l’existence et de l’essence, de l’expérience intime et de la réalité partagée, de la cause et de ses conséquences, de l’être et de la conscience, est la recherche d’un élément stable, atomique, d’une permanence de l’être dans le flux du devenir sans commencement ni fin. Ceci est ma vie, mon expérience. Elle a une date de naissance inscrite sur le calendrier, dont on doit certainement pouvoir trouver quelques traces dans les archives. Je dispose ainsi d’une existence officielle, légale,que je peux corroborer par tout un tas d’indices, de signes. Mais cette existence est aussi une trajectoire d’incarnation, qui est faite d’affections, de désirs, d’égarements, d’aveuglements, de recherches, de creusements, de souffrances, d’éveils, d’épanouissements. Cette intimité de mon expérience s’exprime comme ma volonté, mon être propre, par l’épreuve des résistances que le monde à l’extérieur de moi exerce, à la fois sur mon action et sur ma pensée, et de mes propres résistances à ce monde.

Je m’apparais à moi-même, dans les rétroviseurs, comme une chose constante qui, d’une certaine manière, observe toujours la même expérience, sans avoir réellement changé de place. Cette expérience, certes, n’est jamais la même, et je trouve toujours que tout autour de moi est absolument changé, mais le sentiment de cette permanence de mon être demeure, comme un désir inassouvi qu’aucune réalité ne satisfait jamais. Toujours ce « moi », à qui il semble « n’être jamais né », se forme et se reforme (ce qui implique qu’il se déforme), à travers des jeux d’apprentissages et d’adaptations, en intégrant toujours de nouveaux environnements, de nouveaux corps, de nouveaux espaces d’incarnation (étant entendu que ces espaces sont aussi des moments). Et je m’éprouve moi-même, selon l’organisation de mes mémoires affectives, qu’elles soient de cette vie-ci ou d’une « autre vie », dans la pensée de cette permanence, comme identique à moi-même.

Mais l’identité, en tant qu’elle est « unité synthétique du divers rassemblé dans la sensation », n’est possible que sur la base d’une accumulation d’expériences et de mémoires organisées, qui ne peuvent pas toutes être rapportées à une conscience ; par abstraction de tous les processus d’engendrement qui, de la naissance à la mort et de la mort à la renaissance, à travers la succession des individus, des phénomènes de conscience, permettent à l’être de continuer à se désirer « dans l’élément de l’être ». De ces processus de production, d’accumulation et d’organisation de « mémoires » (ou « formations karmiques »), en raison de la méconnaissance que nous en avons, se produit le phénomène de la conscience, auquel nous identifions la réalité de l’expérience affectivement vécue et sur la base duquel se produit la saisie « Je », l’ego. Comme cet ego se conçoit selon la pensée de la permanence et que le corps de cette expérience, semblable à toute chose, ne l’est pas ; autrement dit que je suis, en tant qu’individu, destiné à décliner et à périr ; par analogie, et pour ne pas perdre le fil, je vais transférer cet ego à l’esprit du monde ou de la création.

Cet esprit absolu disposera d’une conscience éternelle, dont je n’aurais été, ma vie durant, qu’un fragment frappé d’imperfection ; en sorte que, par la mort, par la dissolution de mon corps d’expérience dans le tout organique du Monde vivant, ma conscience elle-même ira se dissoudre et se mêler à cette conscience universelle toujours égale à elle-même. Ainsi j’assure, pour mon esprit, une éternité possible aux phénomènes de la conscience, de l’émotion, de la sensation, qui constituent la chair passionnée de mon expérience. Car il s’agit toujours, pour l’esprit, qui pourtant jamais ne parvient à s’établir nulle part, de trouver quelque chose de stable, sur quoi il puisse fonder son éternel retour ou son développement perpétuel. Ainsi nous errons comme des « épaves circulatoires » à travers les territoires de la séparation infinie des mondes, où rien n’est stable, où la lumière et la clairvoyance sont un combat, à la recherche d’une réalité à laquelle nous pouvons nous raccrocher.

Cette fin n’étant jamais atteinte, il est à craindre que l’expérience soit à jamais recommencée.

Œuvre © Kévin Cadoux.

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