Quand le malheur de l’un fait le bonheur de l’autre.
Il existe un principe simple qui commande les relations humaines, qui œuvre à leur déséquilibre, et qui est toujours tant et si bien dissimulé à la conscience qu’en règle générale, on ne le repère pas. Il s’agit d’une tendance naturelle que l’on peut observer au sein de toute communauté humaine, la faculté qu’ont les hommes entre eux à devenir les rivaux les uns des autres. C’est la mécanique rivalitaire, ou principe de « rivalité mimétique », théorisée notamment par l’anthropologue René Girard à travers son œuvre, et dont nous connaissons tous la formule populaire : « Le bonheur de l’un fait le malheur de l’autre ». Les individus concernés (l’homme et la femme dans le couple, mais cela existe aussi entre des amis) si nous les interrogeons, se défendront d’obéir à un tel principe et vous diront que c’est plutôt l’inverse qui est vrai ; ils vous diront que « rien n’est plus important que le bonheur de l’autre », que rien ne compte plus à leurs yeux que de « prendre soin de l’autre ».
Et pourtant…
L’amour qu’ils se portent, qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, n’empêche pas la mécanique rivalitaire de se produire au sein de la relation ; s’il peut, pour un temps, opposer une force de résistance au processus diabolique, en sorte de le tenir à distance, il n’en sera pas moins éprouvé par la soif des conflits, qui se manifestera et se fixera précisément là où les êtres s’enlacent. Nous ne songeons pas que nos attachements sont tels qu’ils vont susciter contre eux toutes les impasses, toutes les fêlures, les angoisses qui font la partie sombre ou honteuse de notre âme. La soif de violence va se confondre au désir en soufflant sur toutes les braises un peu vénéneuses, en remuant une lame dans chaque plaie ; le désir va se nourrir du conflit et même le susciter, afin que, de façon quasi rituelle, du « déclenchement de la violence » s’ensuive la « réconciliation des antagonismes », qui est passage de la dispute à l’acte sexuel, autrement nommé « réconciliation sur l’oreiller ». Et nous ne disposons pas toujours des ressources, affectives et mentales, pour nous défendre contre ça.
À ce stade, le désir n’est plus qu’une autre variété de la violence, ou, pour le dire comme le poète, quand l’amour s’en va, c’est qu’il n’est plus là depuis longtemps.
Nous touchons à un degré de violence supérieur lorsque les succès de l’autre me renvoient à mes propres échecs, sa gloire à mes désaffections : son bonheur fait mon malheur et, rongé par la jalousie, mon désir va systématiquement se jeter en travers ; il va s’évertuer, sinon à les rendre impossibles, du moins à décourager ses réalisations, à les souiller, en les entachant de mépris par exemple, mais il existe de nombreuses techniques pour s’approprier négativement le désir de l’autre.
La mécanique rivalitaire, parce qu’elle inverse tout, peut donc rapidement prendre des tournures perverses : étant par moi-même impuissant à construire mon propre bonheur, à me réaliser humainement, par compensation, je vais œuvrer à maintenir l’autre dans un sentiment d’impuissance ; sentiment que je lui aurais imposé auparavant par manipulation-transfert, en jouant par exemple avec ses propres complexes, en sélectionnant de préférence, parmi les reflets que je lui propose, les mauvaises images de lui-même ; images et sentiments qu’il aura tant et si bien intégrés (en vertu de la nature mimétique du désir) qu’il n’aura bientôt plus besoin de mon intervention pour en faire la nourriture du malheur. Afin de briller, de me sentir moi-même en position de puissance et de domination, je vais me hisser, progressivement, subtilement (en disant, par exemple, que je fais cela par amour) sur les épaules de mon conjoint (ce qui contribue considérablement à le maintenir écrasé, affaibli, sous emprise) ; de sorte que, c’est le malheur de l’autre, sa misère affective et sociale, son impuissance au bonheur, qui deviendra la source, la raison ou l’illusion de mon succès. Cependant que je n’aurai rien fait moi-même pour construire ou réaliser mon propre bonheur – ce dont je ne manquerai pas de rendre l’autre responsable aux heures où la réalité viendra frapper aux portes de ma conscience.
De tels emballements – si contraires à nos vœux, à nos croyances, à nos illusions, qu’ils nous semblent impossibles, même après les avoir maintes et maintes fois traversés – se produisent parce que la mécanique rivalitaire n’est pas suffisamment consciente, pour ne par dire qu’elle est radicalement ignorée ; mais aussi parce que la véritable puissance d’amour – seule capable de résister durablement au phénomène de la passion, voire d’en triompher définitivement – est chose tout aussi ignorée ou trop peu consciente pour la plupart d’entre nous.
L’une des formes de cet amour, ou non-violence, pourrait être la « joie sympathique » : je me réjouis des succès de l’autre, de ma compagne ou de mon compagnon, de mes amis ou de mes frères, de mes enfants ou de mes parents ; leurs succès ne sont pas les miens, mais ils me procurent autant de joie, sinon plus, que s’ils l’étaient. Ce sentiment de joie (quand il ne se pose pas comme un autre masque sur la rivalité mimétique, pour dissimuler, par exemple, le poison de la jalousie) concourt à mon propre épanouissement, à mon succès, à mon sentiment de puissance et de réalisation humaine.
En ne nourrissant pas les germes ou pulsions de jalousie entre les termes d’une relation, nous nous protégeons des pièges de la rivalité mimétique, de la violence réelle ou potentielle suscitée par l’action du désir ; en nourrissant les germes ou pulsions de « joie sympathique » entre les termes de la relation, nous favorisons entre nous la croissance et l’influence d’une puissance d’amour, et nous nous donnons d’en récolter les fruits et bénéfices incomparables.
Il ne suffit pas de… pour éclairer et résoudre efficacement cette question anthropologique, mais c’est une question de bon sens.
Et c’est, à mes yeux, dans le couple, qui partout explose en Occident, dans la relation charnelle et spirituelle de l’homme et de la femme, et du couple à l’enfant, que se trouve contenue l’intégralité du problème et de la solution. Pour qu’une relation entre deux êtres devienne relation d’amour, elle exige des individus une attention, une compréhension, un effort de chaque instant. C’est une destination, une éthique et une discipline, si difficile, que la plupart des hommes aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, redoute de la risquer.
Image à la Une © Loïc Mazalrey.