Avignon 2014 – Jour 06 – Don Giovanni. Letzte Party

Avignon 2014_Jour 06 - Don Giovanni. Letzte Party

Opéra faisandé

Les différents lieux du Festival d’Avignon ont chacun, selon leur histoire, leur architecture, leur disposition, leur identité, une beauté mystique particulière que les artistes se doivent d’honorer autant que de braver. Il serait vain de revenir ici sur la majesté séculaire de la Cour d’Honneur du Palais des Papes, réceptacle mythologique de toutes les alchimies paradoxales, ou sur l’intimité striée de colonnes du Cloîtres des Carmes, duquel les gargouilles et les arcades semblent avoir vu des colin-maillard médiévaux. D’autres salles, plus froides, plus neutres, moins racées, se prêtent davantage aux infinis possibles et leur malléabilité autorise une liberté de mouvement que certains préfèrent à l’exigence sévère des pierres antiques : le Gymnase du Lycée Saint Joseph, celui du Lycée Aubanel, sont de ces espaces vierges de toute histoire, démontables et élastiques à l’envi. Et il y a l’Opéra.

Avec sa fosse, son balcon, ses loges et ses galeries, l’Opéra d’Avignon est un lieu de représentations peut-être plus difficile encore à apprivoiser que les pierres à l’air libre de la Cour et du Cloître. Fermé, bloqué, coincé, garni de somptueuses fresques sur son plafond, patronné par Schiller, Goethe, Gluck, Racine (les noms de ces monstres, et de quelques autres, sont inscrits au-dessus des planches), l’Opéra, strict et purpurin, propre, flamboyant, chargé du poids des années, est une marmite en or dans laquelle on n’a pas le droit de faire bouillir du limon. Même si c’est du limon déodorisé avec du Mozart.

Don Giovanni. Letzte Party, adapté librement de Wolfgang Amadeus Mozart et Lorenzo da Ponte, mis en scène par Antu Romero Nunes, semblait être le spectacle idéal pour cet Opéra ; c’est en fait un choix terriblement hors de propos, puisque cette chose, dont le mauvais goût rivalise avec la putasserie, mériterait davantage de prendre place dans un bordel que dans n’importe quelle salle de spectacle.

Il s’agit tout de même d’être juste. Les quinze première minutes, hilarantes, proposent une mise en bouche assez excitante sur le moment, mais finissent par devenir elles aussi, dans le creux sélectif de la mémoire, une pénible manigance de publicitaire. Leporello, le grand ami de Don Giovanni, déguenillé, hirsute, apparaît seul sur scène, alors que le public est encore éclairé. S’avançant vers celui-ci, il entame une sorte d’échauffement vocal et corporel (exercices de gammes, jeux sur les cordes vocales) qu’il fait faire, par la même occasion, à l’audience. L’entrée en matière est surprenante et apparaît comme une audace joyeuse. Hélas, la suite fera correspondre ce commencement singulier avec l’esprit vil et obscène qui règne sur ce déballage de fumisterie hystérique, jusqu’à nous mener aux frontières de la consternation.

Prenons les éléments de cette purge l’un après l’autre. D’abord, la mise en scène : d’une platitude et d’une fatuité à toute épreuve, elle ne veut que conquérir les instincts bas des spectateurs, en usant d’une potacherie grossière et sans génie. En faisant sans cesse participer son public, Nunes choisit la plus banale des supercheries pour donner du crédit à une adaptation qu’il sait être bancale et formellement insipide. On atteint des sommets de vulgarité lorsque Don Giovanni, invitant les femmes de l’audience sur les planches, et appuyant ce procédé de séduction besogneux de banalités proférées pour se justifier (« le théâtre est un mélange de réalité et de fiction », blablabla), fait tonner l’entracte au son d’un tube des années 80 et refermer le rideau sur ces pauvres dames qui n’ont rien demandé, et qui, obligées de danser pendant toute la pause, doivent se sentir, à moins d’être venues au théâtre comme on va en discothèque, bien embarrassées. C’est donc cela, la brillante idée de « dernière fête » que Nunes a trouvée pour résoudre la difficulté de représenter le final de Don Giovanni ? Sur la dernière demie heure, les femmes amenées, presque de force, sur scène, ne semblent pas savoir ce qu’elles fichent ici, certaines essayant même de descendre discrètement du plateau, et se faisant rappeler à l’ordre par les acteurs. Autre défaut remarquable de cette mise en scène : le décor. Il n’y en a pas. Les seuls éléments de décor qui évoluent sur la scène, ce sont des grands cercles concentriques de projecteurs, qui descendent et remontent suivant les parties du spectacle, et dont le mouvement est plus encombrant et gênant que signifiant.

Ensuite, la musique. On s’attendait à une mixture explosive, à une traduction éclatante et moderne du génie de Mozart. Le groupe de musiciennes (elles aussi bien embarrassées) qui interprète les partitions, au lieu de relire la virtuosité avec de la virtuosité, ne fait qu’illustrer avec une nigauderie fadasse le mauvais goût de l’ensemble. Certes, l’exécution est proprette et sans bavure, mais on est jamais exalté par la relecture qui est proposée de la composition de ce chef d’œuvre. Au lieu de pousser les mélodies dans leurs retranchements, au lieu de bouleverser les codes et d’y intégrer une identité neuve et un grain particulier, les parties musicales sont d’une pâleur édifiante.

Enfin, et c’est le plus important, Don Giovanni lui-même. Comment le dire avec le tact qui est de rigueur ? Le choix et la direction du comédien interprétant ce héros sublime de la littérature européenne sont tout-à-fait accablants. Vidé de son élégance luxueuse, de sa violence aussi, de sa froideur et de sa folie manipulatrices, de sa hargne destructrice, de son urgence et de son désir vampirique de posséder l’autre, le Don Giovanni qui nous est présenté ici est un bellâtre au torse épilé, un gigolo libidineux, un jouisseur de boîte de nuit, une sorte d’acteur de sitcom à la trivialité épuisante, qui fait davantage penser aux histrions sans voix de Mozart l’Opéra rock qu’au libre-penseur sulfureux qui a tant scandalisé nos aînés. C’est de la subversion pour émission de variétés. Du chiqué intégral.

Don Giovanni. Letzte Party était très attendu. On en parlait comme d’un choc visuel et auditif de premier ordre. C’est en réalité un opéra faisandé, publicitaire, qui se vend à une audience sans aucune retenue, sans aucune grâce, et même, sans aucune audace. Le bouleversement, le ravage normatif que représente le personnage de Don Giovanni dans l’histoire de l’art occidental est ici lessivé dans une déglutition d’enfant gâté, un caprice babillard et je-m’en-foutiste qui, de minute en minute, s’enfonce dans les abysses de la puérilité jusqu’à se terrasser lui-même dans un gros rire stupide dévoilant des dents pourries.

L’Opéra d’Avignon, dans son lustre impérial, est blessé. Son pourpre est désormais celui du sang exsudé des plaies infligées par cette vilaine tambouille de gamin criard. Bienheureusement, Don Giovanni. Letzte Party n’est sur Avignon que pour quatre soirs, et c’était l’avant-dernière. Passons rapidement à autre chose.

Don Giovanni. Letzte Party, adapté de Wolfgang Amadeus Mozart et Lorenzo da Ponte, mise en scène Antu Romero Nunes, scénographie Florian Lösche, musique Johannes Hofmann, dramaturgie Sandra Küpper, costumes Annabelle Witt, avec Bruno Cathomas, Mirco Kreibich, Karin Neuhaüser, Gabriela Maria Schmeide, Maja Schöne, Cathérine Seifert, André Szymanski, Sebastian Zimmler, et les musiciennes Anna Bauer, Carolina Bigge, Catharina Boutari, July Müller-Greve, Natascha Protze, Kerstin Sund, Anita Wälti.

Prochaine date : 11 juillet à 18 h à l’Opéra Grand Avignon, Avignon (84). 2h30 entracte compris.

Informations et réservations : 04 90 14 14 14 (7j./7 de 10h à 19h), www.festival-avignon.com, et dans tous les magasins Fnac de France, Suisse et Belgique.

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