Contre l’engourdissement

À l’inhumain de la guerre s’oppose la sensibilité de la création. Que ce soit pour éprouver sa propre existence ou pour dénoncer l’innommable, l’artiste est aux antipodes du soldat. Contre l’anéantissement et la disparition s’érigent les (re)naissances par l’art, comme un appel vigoureux dans ce monde engourdi.

La guerre a toujours existé, bien évidemment. Elle marche main dans la main avec l’envie irrépressible de conquête, d’expansion, synonyme de grandeur. Les archers se battaient déjà dans les peintures rupestres des parois d’un abri de Morella en Espagne, tandis que de nombreux hoplites grecs ou légionnaires romains s’affrontaient dans des bas-reliefs ou fresques murales antiques. S’il y a bien un art de la guerre quant aux stratégies pour combattre l’ennemi, il y a surtout énormément d’arts sur la guerre.

Puisque la paix s’immisce dans le plumage de la colombe blanche et douce, alors dans quelle allégorie univoque s’incarne la guerre ? Le kaléidoscope des possibles picturaux est infini. Il faut bien revêtir tous les aspects horrifiques de cette « création » humaine qui a justement perdu de son humanité. Peindre la guerre est-ce simplement montrer les faits historiques qui se sont déroulés ? La guerre semble réduire la vie à l’essentiel nécessaire pour la survie, pourtant l’art ne tombe jamais dans l’oubli durant l’horreur. Qu’implique la représentation de la guerre ? Mais surtout, de quoi découle ce besoin de créer à travers les éclats d’obus ?

Le héros de la mort.

Ainsi, la première idée qui nous vient lorsque l’on évoque la représentation de la guerre est inévitablement ces peintures de combats et de batailles. Que ce soit l’illustration d’un épisode précis telle que La Bataille de San Romano : la contre-attaque de Micheletto da Cotignola (1435-1440)de Paolo Uccello ou bien un panorama plus large du combat comme La bataille d’Alexandre (1529) d’Albrecht Altdorfer, on se retrouve devant la tentative de représenter le choc du combat, la puissance de la haine de l’ennemi mais surtout ce bouillonnement humain. Impossible de compter et d’identifier les protagonistes chez Altdorfer, la guerre réside dans cette impression d’écrasement et de grouillement. Les lances sont levées, les chevaux prêts à charger l’ennemi, la mort se fond dans le décor ; tout dans la peinture de bataille amplifie l’ardeur des soldats dans cette marée qui se prépare à être sanglante. Ainsi, ces peintures, en plus de représenter un fait historique pour l’illustrer et le raconter, deviennent le lieu où sont exhibés le courage et le sacrifice de soi. Bien entendu, elles sont réalisées par ceux qui regardent et entendent la guerre de loin, le vécu ne dirige pas le pinceau. Souvent le fruit de commandes, la représentation de la guerre ne naît pas seulement de l’envie de montrer l’histoire. Le tableau se veut être le lieu d’exhibition d’un jour glorieux en faveur de la nation pour laquelle il est peint. La peinture devient la toile de fond d’enjeux politiques. Ainsi, un tableau tel que celui de David, Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard (1801), a pour seul but de montrer la grandeur de ce conquérant si habile dans l’art de la guerre : l’art de survoler la mort tout en la donnant. Cet art de la bataille devient réellement l’art du triomphe. Victoire sur l’ennemi et sur la mort, ces hommes incarnent le fantasme des vainqueurs.

Cependant, ces scènes imitatives idéalisées ne semblent plus trouver leur place aujourd’hui dans des guerres dont les limites sont intangibles et où les héros sont invisibles.

L’âme morte des défaits.

C’est à partir du XIXe siècle, avec des romantiques tels que Goya et ses Désastres de la Guerre (82 gravures datant de 1810 à 1815)ou Delacroix et sa fameuse Liberté guidant le peuple (1830) que la peinture de guerre s’inscrit dans l’actualité pour se teinter d’une facette dénonciatrice. De la peinture des vainqueurs on passe à « l’art de la défaite » (Laurence Bertrand Dorléac). La gloire d’un jour victorieux pour la nation tombe dans le gouffre creusé par les troubles psychiques d’une guerre sans hommes et sans compassion.

La Guerre par Otto Dix (1929-1932) © Galerie Neue Meister, Dresde.

En effet, la Première Guerre mondiale arrive avec fracas et bouscule tout sur son passage. Les hommes se retrouvent face à des machines sans cœurs, des humains pris dans les engrenages de la perte de sensibilité et de la folie. L’élan créatif des années précédentes se retrouve stoppé net et se remplit de gueules cassées, de souffrances psychiques et surtout de peur. Cette peur qui prend aux tripes pour ne plus jamais repartir, c’est elle qui se dissémine au fil des traits dans ces tableaux pleins d’horreurs. Depuis 14-18, il ne s’agit plus simplement de raconter les évènements mais bien de retranscrire son vécu. Certains artistes comme Léger, Otto Dix ou Nevinson voient la guerre mais surtout la vivent. L’art devient alors témoignage d’une absurdité humaine totalement déshumanisée. Destruction de tout, destruction de soi ; la peinture dévoile l’intériorité pour montrer le subconscient fracassé, les traumatismes indélogeables. Par exemple, Otto Dix et son triptyque La Guerre (1929-1932) montre des hommes gris, sans identité et sans âme. Le format utilisé fait référence à la peinture religieuse de la Renaissance, de même que la technique de la tempera. Habituellement, dans les planches supérieures, se joue la vie sur Terre tandis que dans la prédelle l’on se confronte à la mort, à l’enfer. Otto Dix brouille les pistes, l’enfer se trouve sur Terre dans cet amas de chair sans visages tandis que la partie inférieure représente un cercueil avec trois personnes. Ces dernières semblent enfin loin du tumulte de la destruction, presque paisibles dans la mort. Narration de la montée au front, du combat et du retour de la guerre, ce tableau est cru par ses chairs sanguinolentes, ses couleurs lourdes de traumatismes ; les soldats semblent être les martyres d’une mort souvent futile.

La représentation de la guerre joue alors sur l’absurdité de la mort, sur les monstruosités à effectuer pour toucher la victoire, anéantir l’ennemi. L’humanité a disparu derrière le perfectionnement des canons et la puissance des mitrailleuses, les hommes ne sont plus que des robots comme le dénonce Léger et sa Partie de Cartes (1917). Les blessures ressortent dans un cri déchirant et sanglant qui n’est qu’un appel à la paix. Ces représentations se doivent de choquer pour montrer mais, surtout, pour inciter à la prise de conscience. La douleur absurde doit prendre forme pour espérer ne plus exister, pour recolorer la dignité pulvérisée.

Fresque réalisée par Abu Malik al-Shami.

Résister par la beauté.

L’art d’après-guerre n’est pas seulement là pour conter les chairs ouvertes et l’être torturé, il existe également durant ces temps belligérants. L’expression plastique revêt alors la symbolique de la résistance ; à la peur, la colère, la mort mais surtout à la destruction de soi et de tout. Les artistes qui se trouvent dans des pays en guerre, où la vie quotidienne n’a plus la consistance de la sécurité, utilisent leur imaginaire tel un appel écorché à la paix. Par exemple, Abu Malik al-Shami, soldat de l’Armée syrienne libre depuis 2013, profite des moments d’accalmie pour taguer les murs de son village natal : Darayya. Provocation, mise en images des pensées silencieuses, il veut interpeller pour faire réfléchir sur la guerre. Les ennemis se tapissent de plus en plus parmi les ombres civiles ; les opposants se battent sans savoir sur qui pointer l’arme. Ces tensions aboutissent bien évidemment à l’exil. Dans ce cas, l’art semble permettre la reconstruction, reposer petit à petit une pierre à son être pour ne pas tomber dans la destruction de la guerre ou l’oubli de la douleur de son pays. Ainsi, un artiste tel que Khalil Younes, résidant à l’extérieur de la Syrie, utilise ses peintures comme arme dénonciatrice de la souffrance du peuple syrien. Ces artistes vivent l’anéantissement, la perte de soi et du tout. Comment créer dans un tel contexte ? Tel un soubresaut de la vie, leurs œuvres deviennent beauté dans un monde de chaos. L’humanité douce doit combattre la barbarie guerrière avec, par exemple, des pas de danse au milieu des gravas de Damas comme le fait Ahmad Joudeh. Véritable filtre à la terreur, la création apparaît comme le moyen d’empêcher l’imaginaire de se faire happer par la peur.

Peindre, danser ; tout cela n’est qu’un moyen pour crier un peu plus fort dans le silence de la mort. Barrière à la destruction totale de son existence, l’art pourtant ne peut se sauver lui-même. La guerre ne se reflète pas simplement dans les peintures de batailles ou de psychismes brisés ; elle se perd parmi les ruines qu’elle laisse dans ses bombardements. Des années d’histoire et de patrimoine s’évanouissent sous l’impulsion des attaques. Palmyre est l’exemple le plus parlant parmi vingt-huit autres monuments historiques détruits par l’État Islamique. Ces « génocides culturels » (Irina Bokova) ne sont qu’une facette du kaléidoscope de l’horreur, de l’intolérance, d’une guerre qui se dissimule dans tous les aspects du quotidien, de plus ou moins loin.

Guerres explosées, peuples ankylosés.

Ainsi, l’art qui dénonce la guerre se remplit de symboles de douleur et de peur. Avec la photographie, on s’enfonce encore plus loin dans le choc du calvaire. On se souvient de la photographie, devenue mythique, de Nick Ut où l’on voit l’horreur de la guerre du Viêt Nam s’incarner dans une fillette courant nue, brûlée par le napalm. La photographie fait bien plus qu’illustrer l’instant de la guerre, elle en montre l’atrocité à tous ceux qui sont engourdis par la distance de la vie quotidienne.

Aujourd’hui, dans une société qui court après le frisson de tous les jours, ces images crues et teintées d’une réalité qu’on ne vit pas semblent avoir perdu de leurs angles acérés. La guerre semble loin, le bruit de la mort résonne faiblement dans le fracas du quotidien peu concerné par ce qui se passe en dehors de chez lui. Plus rien n’étonne ou ne nous choque durablement et/ou en profondeur ; même la mort qui nous regarde dans les yeux avec le corps enfantin échoué d’Aylan Kurdi. L’onde de la guerre se retrouve parfois bien loin de l’épicentre et n’existe pas simplement dans le bruit des bombardements et des cris déchirants. Les angoisses humaines se teintent de sang et de mort, conséquence, semblerait-il, d’un « caprice infantile » (Benjamin Billiet) comme le laisserait entendre Le Douanier Rousseau dans son tableau La Guerre ou la Chevauchée de la Discorde (1894). Il faut peindre et créer pour contrer la mort donnée de façon hasardeuse et supporter l’ineffable de l’animosité.

Comment représenter aujourd’hui ces guerres insidieuses qui se passent autour de nous dans un retentissement voilé ? On sait qu’elles existent mais leur réalité nous effleure simplement la peau, nous bouscule doucement, seulement quelques instants, lorsque des images horrifiantes se présentent devant nos yeux. Pourtant, nous les fermons, l’empathie s’évanouit devant ces corps sans vie. De guerre historique nous basculons dans une guerre absolue, quotidienne mais invisible, où les seuls ricochets militaires se présentent à nous par une vigilance accrue de l’inhabituel. Qui sont les ennemis, les acteurs mais surtout les héros invisibles parmi ces lignes brouillées ?

Image à la Une © La bataille d’Alexandre par Albrecht Altdorfer (1529) © Alte Pinakothek, Munich.

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