Cumulus, nimbus, cirrus, nuages 3D

La matérialisation d’une masse intangible.

Formes ouatées en mouvement, cumulus ambigus émaillant le bleu du ciel, nuées cotonneuses, écumes diaphanes effilochées ou larges rouleaux gris annonçant la neige, la grêle, la tempête ou l’orage, les nuages favorisent l’ascension des songes et constituent un territoire propice aux rêveries, à l’imaginaire. Comme le soulignait Gaston Bachelard, les nuages comptent parmi les objets poétiques les plus oniriques[1]. Enfant, qui n’a jamais cherché quelque monstre, gargouille ou chimère dans les contours indéterminés des nuages ? Qui n’a jamais ressenti une vive émotion en observant leur texture à travers le hublot d’un avion ? Par leur intangibilité, leurs mouvements incessants et leurs transformations continuelles, les nuages symbolisent à la fois l’insaisissable, la transformation, le fugitif et l’éphémère. Impalpables, vaporeux et fugaces, les nuages sont de « merveilleuses constructions de l’impalpable [2]» : ils se forment et se déforment au gré des vents, des saisons et des températures. Dans de nombreuses croyances, mythes et religions, les nuages interviennent sur deux registres : d’une part ils forment une véritable césure entre le ciel et la terre, exprimant ainsi la transcendance divine ; d’autre part, énigmatiques, ils symbolisent le mystère divin, en raison de leur caractère insaisissable et de leur faculté à masquer les objets tout en laissant filtrer la lumière.

Depuis quelques années, les expositions, les conférences et  les colloques consacrés aux nuages ne cessent de se multiplier[3]. Dans le sillage fécond d’Eugène Boudin ou d’Alfred Stieglitz, cette production croissante de nuages artistiques ne serait-elle pas le reflet de notre époque à la recherche de ses utopies perdues ?

Entre les nuages peints de Giorgia O’Keefe, les nuées amusantes de Vik Muniz, les nuages sériels d’Araki[4], les étranges nimbus de Berndnaut Smilde, les captures de nuages de Laurent Millet, les nuages sur tréteaux de Perrine Lievens ou les fascinants nuages en bocaux de Charlotte Charbonnel, le thème ne cesse de se décliner, bien au delà de la peinture de paysage. Ainsi, en sus du caractère technique et scientifique, l’esthétique des nuages attire et fascine et si la peinture et la photographie n’ont eu de cesse de fixer ces formes inconstantes, aujourd’hui un très grand nombre d’artistes contemporains tente de retranscrire les nuages en trois dimensions en utilisant des matériaux hétéroclites et inattendus. Nous découvrons alors des sculptures et des installations qui invitent littéralement à entrer dans les nuages, à s’en saisir, à s’y promener, ou, a contrario, à craindre les mauvais présages qu’ils semblent contenir.

Alexander Peter

Alexander Peter

En 1966, l’artiste Alexander Peter parvient à figer et fixer des nuages, non plus sur l’espace plan d’un support peint ou photographié, mais dans la tridimensionnalité d’un cube. Pour réaliser sa Cloud Box, il introduit de la vapeur d’eau dans de la résine plastique liquide : les nuages issus de cette vapeur resteront figés dans la résine moulée et durcie. Cette création, au delà d’un simple cube translucide, s’appréhende comme un microcosme manipulable du ciel, une portion figée de l’intangible, sorte de relique poétique : l’archive d’un instant.

Dans cette volonté de figurer en volumes les nuages impalpables et de les maintenir dans l’espace, retenons ici l’artiste américaine Tara Donovan qui utilise des matériaux manufacturés du quotidien pour réaliser des installations in-situ. Sa création Styrofoam initiée en 2012 se décline à partir de gobelets en plastiques collés entre eux. Le résultat est tout simplement étonnant : des nuages alvéolés occupent l’espace et semblent en lévitation dans le lieu d’exposition. On oublie complétement l’origine du matériau employé et on se laisse aller à la contemplation d’un plafond complètement obstrué par des formes texturées, arrondies et lumineuses.

Tara Donovan

Tara Donovan

Cette attention toute particulière portée à la structure des nuages se retrouve dans les créations de Daniel Arsham. Cet artiste américain réalise depuis 2010 des sculptures de nuages suspendus en s’inspirant de  photographies digitales de nuages qu’il agrandit. Il prélève puis transfère ensuite les couleurs extraites sur des ballons peints à la main et assemblés entre eux comme autant d’atomes soudés. Les teintes employées et la légèreté du médium utilisé renforcent la poésie et la légèreté de ces amalgames, envisagés comme des fractions macroscopiques de nuages moléculaires.

À la recherche d’une expression sensible, Charles Pétillon utilise lui aussi des ballons gonflés pour recréer des nuages propices aux rêveries. L’artiste explique que ses Invasions de ballons blancs sont des métaphores ayant pour but de changer le point de vue sur ce que nous côtoyons chaque jour sans y prêter attention. Plus précisément, cet artiste tente de surprendre et d’aviver notre regard, permettant ainsi de passer d’une perception pratique à une émotion visuelle.

Charles Petillon

Charles Petillon

Charles Petillon

Charles Petillon

Dans cet esprit, citons la création interactive et nomade Cloud, conçue en 2012 par le duo canadien, Caitlind r.c. Brown & Wayne Garrett, à partir de 6 000 ampoules à incandescence recyclées. Ici le public est invité à mettre en lumière le nuage en tirant sur des cordons interrupteurs, et les variations lumineuses donnent alors à la structure toute sa splendeur. Bien plus qu’une simple installation dans l’espace public, Cloud est une expérience collective, ludique et poétique qui favorise les rencontres et nous replonge dans l’enfance.

Toujours dans ce registre poétique et doux, nous avons été littéralement conquis par l’installation vaporeuse et atmosphérique Foam de l’artiste Kohei Nawa qui consiste en une immersion étonnante au cœur d’un labyrinthe surréaliste de nuages. Présentée pour la première fois au Japon en 2013 dans une pièce obscure aux airs de ciel nocturne, l’œuvre fait ici office de véritable expérience sensitive: on entre littéralement dans le rêve, avec la possibilité de toucher des nuages délicatement éclairés. Ceux-ci sont simulés à partir d’un mélange d’eau, de détergents et de glycérine, le tout formant une mousse suffisamment rigide pour que les nuages conservent une forme verticale, tout en restant assez fragiles pour être manipulés et désintégrés.

Ces nuages simulés que l’on retrouve aujourd’hui dans diverses créations tridimensionnelles ne se limitent pas à évoquer la douceur des songes. Ainsi, à l’opposé de ces nuages symboles de rêverie, de poésie et de légèreté, plusieurs artistes se concentrent sur leur aspect menaçant[5], comme par exemple avec l’installation Singing cloud de l’artiste indienne Shilpa Gupta. Cette création sonore imaginée en 2009 est constituée de 4 000 microphones associés à un système de diffusion sonore, qui déversent cycliquement des sonorités d’outre tombe, la voix des oracles annonçant la fin.

Shilpa Gupta

Shilpa Gupta

Shilpa Gupta

Shilpa Gupta

Retenons également les nuages pneumatiques de l’artiste Michael Sailstorfer, déclinés depuis 2010, et conçus à partir de chambres à air nouées qui semblent trop gonflées, prêtes à exploser. Le spectateur se trouve littéralement confronté à une masse inquiétante en suspension de laquelle la foudre semble prête à surgir.

Michael Sailstorfer

Michael Sailstorfer

Michael Sailstorfer

Michael Sailstorfer

Enfin, les créations d’Olaf Brzeski, Spontaneous combustion et Breath, initiées à partir de 2008 sont elles aussi assez inquiétantes. Figées dans de la résine, contre des parois brûlées, elles évoquent subtilement la disparition et l’absence, à la croisée entre la métaphore d’un nuage atomique et les résidus d’une auto combustion.

Olaf Brzeski

Olaf Brzeski

Olaf Brzeski

Olaf Brzeski

Adultes, nous ne cherchons plus dans les nuages les contours des monstres ou des fées de notre enfance. Nous avons perdu bien des espaces propices à la rêverie, à la méditation et au silence. Cette recrudescence de nuages transposés dans des créations tridimensionnelles nous invite à prendre notre temps et nous replace alors dans une certaine verticalité, entre terre et ciel: entre vie et mort.


[1] Gaston Bachelard, L’Air et les songes, 1943.
[2] Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, XLIV, 1869.
[3] Parmi les nombreuses expositions récemment consacrées aux nuages, citons Les nuages... Là-bas… Les merveilleux nuages au MuMa du Havre en 2010, Nuage au musée Réattu de Arles en 2013, l’exposition Nuages et paysages de 1800 à nos jours au Musée Leopold de Vienne en 2013, La Tête dans les nuages au musée du Montparnasse en 2014, Le Comte des nuages au musée du Quai Branly en 2015, l’exposition Clouds au Château du Rœulx en Belgique en 2015. Citons également la récente conférence de l’Historienne de l’Art Danièle Gutmann, en mai 2016 au MuMa du Havre : Eugène Boudin et Cie. De la touche à la tache.
[4] Il sera possible de découvrir les nuages d’Araki au Musée Guimet, dans le cadre de l’exposition consacrée à son œuvre photographique. Du 3 avril au 5 septembre 2016.
[5] Hasard radiophonique et météorologique ? A l’heure où j’écris ces quelques lignes, j’apprends que plusieurs personnes ont été grièvement blessées par la foudre alors qu’elles profitaient du soleil avant un orage au Parc Monceau… Ami lecteur ! Ne te protège jamais de la pluie en te cachant sous un arbre !
Lolita M'Gouni

Agrégée en Arts Plastiques et Docteur en Arts et Sciences de l’Art de l’Université Paris1-Panthéon-Sorbonne, Lolita M’Gouni se fait également connaître sous l’appellation « LMG Névroplasticienne ». Elle collabore avec les Éditions Carnet d'Art depuis mars 2016.

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