Émilie Charriot

L’engagée.

Elle porte la voix d’une génération en abordant des sujets parfois tabous mais qui résonnent dans un monde en mutation. Lucide dans les rapports humains, elle sublime les questions de société concrètes par le biais de l’art.

Comment êtes-vous arrivée à la mise en scène ?

Je me voyais d’abord comme actrice et il y a eu un glissement au fil des années, notamment avec l’enseignement où j’ai pris goût à diriger les autres. Ensuite, c’est Virginie Despentes qui a tout déclenché. Après avoir lu King Kong Théorie, je me suis tout de suite dit qu’il fallait que je mette en scène ce texte. Je n’ai pas réfléchi à mon poste même s’il était clair que je n’allais pas être sur le plateau. Cette mise en scène est arrivée à un moment où, comme comédienne, je ne m’épanouissais pas. Les pièces dans lesquelles je jouais ne me correspondaient pas, ce qui était frustrant. L’équipe a pris un immense plaisir à travailler sur cette création. Personnellement, je me suis sentie exister à nouveau, le plaisir du théâtre était revenu à l’initial, authentique.

Adapter le texte de Virginie Despentes, était-ce une prise de risque ?

Virginie Despentes est une auteure provocante. Son texte est fort et soulève des tabous, il en dit beaucoup sur certains aspects de notre société. La transposition d’un roman au théâtre est toujours une prise de risque. Je savais que j’allais être attendue avec ce spectacle, d’autant plus que je suis une femme, qui met en scène des femmes, sur le thème du féminisme… Allant au-delà des idées préconçues, le public, les professionnels et la presse ont été présents. King Kong Théorie est devenu un objet artistique, je l’ai transposé par le biais du théâtre. Il est important de pouvoir sublimer des questions concrètes, politiques, et sociales par le moyen de l’art.

Quelle serait votre définition du féminisme ?

Pour moi, c’est une forme de lucidité sur les rapports humains au quotidien. Tout d’un coup, je peux me dire que ce qui est en train de se jouer dans un rapport humain est le fruit d’une société patriarcale, machiste ou sexiste qui dépasse la personne avec qui je suis en train de parler. Il est important de mettre le doigt là-dessus parce qu’aujourd’hui il y a quelque chose d’insidieux, dans les rapports sentimentaux, professionnels et relationnels quelconques.

Quand il y a un conflit, j’essaye de faire la différence entre ce qui pourrait appartenir au combat féministe et ce qui relèverait d’un rapport humain lambda. Il s’agit de questionner sans tomber dans la paranoïa mais en n’étant toutefois pas naïf. Ce qui me touche dans le féminisme ou dans Virginie Despentes, et ce que j’ai entendu dans le spectacle, ce sont les droits de l’Homme, la défense des minorités sexuelles, raciales, culturelles. Si on défend une minorité, on en défend une autre.

King Kong Théorie par Émilie Charriot © Philippe Weissbrodt.

Quels sont vos projets ?

Je travaille une trilogie sur la sexualité et ses tabous, sous forme d’écriture contemporaine et de monologues. Le premier volet était Virginie Despentes avec la sexualité tarifée et le viol. Le deuxième sera sur la zoophilie, un spectacle écrit par Antoine Jaccoud dans lequel jouera Jean-Yves Ruf. Et le troisième portera sur la sexualité extraconjugale avec Passion simple d’Annie Ernaux. Je n’avais pas prévu de travailler sous cette forme de triptyque, il y a une part de hasard qui a fait sens et d’où s’est dégagé le liant entre ces projets. J’ai le sentiment d’avoir quelque chose à accomplir et qu’après je passerai à autre chose.

Quelle est la place pour un texte de répertoire ?

Ivanov d’Anton Tchekhov est une pièce particulière qui m’a rattrapée, cela fait des années qu’elle me suit, me hante. Dans le travail sur la trilogie, j’ai besoin de faire un petit détour, de renouer avec un théâtre de répertoire, avec des dialogues entre les gens. Ce texte interroge la place de l’individu dans la sphère intime, face à une société qui s’effondre, où l’impuissance est totale. Nous sommes aujourd’hui dans une société en mutation. Ivanov est surtout un prétexte à interroger l’amour. Ce que j’entends dans ce texte, c’est la possibilité de refaire sa vie, la possibilité d’un amour à travers ces personnages féminins qui aiment de manière inconditionnelle. Je crois à l’amour comme force politique. On pourrait se dire que Tchekhov a une conception romantique de l’amour mais en fait c’est une conception politique, c’est notre sursaut d’humain, notre seule arme dans ce monde. Tchekhov aime ses personnages comme j’aime mes acteurs.

Existe-t-il un décalage dans la mise en scène d’un texte contemporain et celle d’un classique ?

Contrairement aux spectacles de la trilogie qui sont des monologues, Ivanov met en scène plusieurs acteurs. Cela implique de se poser d’autres questions dans la théâtralité ; cela pose des problèmes mais ils sont passionnants. Le geste est peut-être un peu moins clair au départ mais c’est toujours le trajet de vie de quelqu’un. Le personnage d’Ivanov est un peu le négatif de Despentes, il n’arrive pas à devenir ce qu’il veut et il ne trouve qu’une seule issue fatale. C’est une pièce où il y a six solitudes en scène, je veux travailler sur la schizophrénie. En fait, les issues sont dramatiques car on se coupe du monde dans lequel on vit. J’ai plutôt de l’empathie pour ces personnages, je les comprends.

King Kong Théorie par Émilie Charriot © Philippe Weissbrodt.

Quelle place ont les acteurs ?

Je mets du temps à faire mes distributions, j’attends d’être sûre, de faire un vrai choix. Si une personne est là, elle n’est pas remplaçable. Nous sommes dans une ère où tout est interchangeable, cela me déplaît. J’aime l’idée de choisir les acteurs comme des partenaires car ils sont replacés au centre de la création, ils ont une place essentielle. Je ne suis pas une fournisseuse d’idées, je me considère d’abord comme directrice d’acteurs. J’ai des images mais je ne sais pas ce qu’il peut se passer dans une création, il y a une écriture de plateau.

Comment travaillez-vous ?

On ne fait pas du théâtre tout seul. J’ai une équipe en mise en scène. Une réalisatrice travaille à la direction d’acteurs pour avoir cet endroit de vérité, cet état de présence. Le cinéma m’aide dans le travail. Lors d’une création, tout est filmé. Cela me permet de savoir ce qui doit être travaillé au plateau et en individuel, c’est un aller-retour constant. Je suis également entourée d’un journaliste de profession qui m’aide à la dramaturgie et un créateur lumières qui à lui tout seul est un co-metteur en scène. Personne n’est en-dessous de l’autre, nous sommes tous des artistes égaux. Chacun apporte sa pierre pour construire la pièce.

Du fait que je sois comédienne à la base, je dirige comme j’aimerais que l’on me dirige, j’essaie d’apporter un cadre à l’équipe. Cela est né d’une frustration que j’ai transformée en désir. Les acteurs sont en fragilité, surexposés, nus, s’il y a peu de scénographie. Il faut les mettre en confiance et savoir aussi les mettre en danger au bon endroit sur le plateau. Il est donc nécessaire d’être dans une relation d’extrême confiance avec le metteur en scène. Je suis souvent très exigeante, je ne les lâche pas et à un moment je disparais. Ce qui se passe sur scène ne m’appartient plus. Je n’arrive plus à regarder un spectacle, j’ai le trac. En n’étant pas sur scène, l’énergie ne peut pas sortir et dès qu’il se passe quelque chose dans la salle, cela peut me mettre dans des états impossibles.

De quoi avez-vous peur ?

Au moment où je serai trop installée dans un endroit (avec des acteurs, une réputation, une légitimation), il faudra que je parte. J’ai l’impression qu’être artiste implique cela, d’être dans une mise en danger, en précarité. Dans le théâtre rien n’est jamais acquis, même une notoriété. Pour l’artiste il ne faudrait pas trop de succès trop vite, cela permet de toujours se remettre en question.

Quel serait votre coup de gueule ?

Je suis contre le culte de la personnalité, le star-système, contre le fait de crier au génie, je crois au travail. Je n’ai pas envie d’évoluer là-dedans, j’essaie de faire attention. On a trop tendance à vouloir mettre des étiquettes, cela raconte beaucoup de notre monde, c’est peut-être sécurisant.

J’aime le paradoxe, je ne travaille que là-dessus, sur ce qui va grincer parce qu’on ne s’y attend pas, c’est un axe primordial, notamment dans l’actorat. Dans King Kong Théorie, on a posé pas à pas, un travail presque poétique.

Quelle est votre vision du métier ?

Le plus important dans ce métier est la discussion artistique, ce qui se passe avec les acteurs ou quand je vais au théâtre. Aller au théâtre est une véritable passion, c’est aussi comme cela que l’on apprend, que l’on nourrit un travail. Avant j’avais beaucoup de fantasmes sur des maîtres comme Pina Bausch, Patrice Chéreau, Claude Régy ou Stanislas Nordey. J’ai dû me détacher de ces fantasmes pour créer et trouver mon endroit idéal de travail. Ce milieu est riche de par sa diversité. Il faut aller au théâtre, c’est un moment de partage, de vie, on sort du quotidien, et pendant une heure ou deux, on peut vivre des choses exceptionnelles.

Photographie à la Une, Émilie Charriot © Léa Kloos.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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