Penser d’abord à tous ceux qui, pour de vrai, jettent leur vie, leur destin au hasard de chemins semés de pièges mortels. Que nombre d’entre eux ne surmonteront pas.
Trop faibles pour résister aux perversités de ce monde. Tragédies de notre temps qui font mesurer à quel point le destin est fragile, aléatoire. « Je les ai comptés de un à moi, ils se sont noyés comme les selles dans les eaux chassées des latrines, je les ai comptés un œil dans leurs quatre-vingt-dix-huit yeux blancs et l’autre œil sur terre d’en face », Alain Kamal Martial – Épilogue des noyés. Et parmi ces victimes, combien de créateurs livrant leur vie à la fortune des éléments et des caprices des dirigeants ? « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », Alfred de Musset. Un jour elle est ouverte et le mouvement peut continuer d’aller. Une minute après elle est fermée : la ligne s’arrête. Il fallait arriver plus tôt ! Alors, que faire face à ces murs que ne cessent de dresser les hommes les uns contre les autres ? S’arrêter ? Continuer ? « Dans la vie je choisis en permanence ; en art je ne décide pas », Joël Pommerat. Ne pas trancher mais ouvrir ces innombrables possibles sur le réel comme autant de fenêtres susceptibles de décaler nos regards pour agiter nos consciences. Nul doute que les tragédies qui se jouent là vont susciter des créations qui nous questionneront sur le rôle du hasard ou de la prédestination. Comme le théâtre l’a toujours fait.
Une tension.
Penser le hasard est une démarche elle-même bien hasardeuse : tout évènement identifié comme hasard peut s’avérer après coup – au théâtre comme dans la vie – n’en être pas un mais correspondre à un horizon d’attentes qui en atténue sensiblement l’aspect aléatoire, non nécessaire. Les scientifiques le savent bien, eux qui dans leur démarche, livrent leurs théories aux hasards des expérimentations et accidents qui viendront détruire, infléchir ou confirmer la prédiction. Et cependant, la connaissance est en constant mouvement. Cela s’appelle l’évolution et ce processus repose sur des dispositions requises : ouverture, inventivité, créativité… Autant de propriétés de la démarche théâtrale dans ce qu’elle a de plus libre, surprenant, subversif. Le théâtre ne cesse de questionner le rapport au monde ; il est fait de tensions, se nourrit de frictions, de contradictions. Dès l’origine, se révèle une tension fondamentale entre deux aspirations : un théâtre apollinien de la mesure, de l’harmonie fondée sur l’ordre ; un théâtre dionysiaque de l’excès, de l’outre-mesure ouvert à toutes les occurrences inédites. Des deux côtés le hasard est partie prenante mais envisagé au sein d’une vision du monde idéologiquement opposée. Soit il est absorbé par une intention ayant en ligne de mire l’ordre à confirmer ou à redresser. Il est alors l’évènement nécessaire qui dénoue l’intrigue en préservant les impératifs du théâtre dit classique. Soit il est celui par qui le scandale arrive, venant troubler l’ordre de la ligne simple et ruiner les idéaux convenus. Tel un Ariel ou un Puck facétieux ou cruel, il est l’agitateur, le trublion passeur de l’ironie joyeuse ou tragique propre à la vision baroque. « Prodigieux sont les évènements que ce vieux fou de destin, régisseur de tant de tragédies, représente sur le grand théâtre du monde », Tirso de Molina.
Une vérité.
Le ton est donné : le hasard dans sa modalité baroque – dans le théâtre de répertoire comme pour le théâtre actuel – a beaucoup à voir avec la déraison, la folie, apporte sa contribution à tous les jeux de transformations, miroirs, étrangetés qui recouvrent le monde d’un costume bigarruré, en active l’opacité des signes qui sont à décrypter. D’où cette floraison de coups de théâtre, coups de foudre et autres coups du hasard affranchis des contraintes du rationnel et de la cohérence. Le hasard sous ses différents avatars vient alors déjouer le cours normal des choses et introduit une autre logique que celle de la froide raison : celle du scandale. Formidable moteur de transgression et de libération, il incite le spectateur à envisager d’autres possibles, d’autres mondes derrière une réalité apparente bien souvent uniforme car trop prévue, donc trop prévisible. Si La Vie est un Songe, Calderón, et le monde un mystère à explorer, un nom s’impose, emblématique de ces hasards, moteurs de l’illusion, qui font jaillir des mondes pailletés de coïncidences ou connexions inattendues : Shakespeare, maître dans l’art prolifique d’être ou n’être pas, tout en étant sans être tout à fait cependant, joyeusement ou tragiquement. « Gentils auditeurs, peut-être êtes-vous étonnés de ce spectacle ? Restez-le donc jusqu’à ce que la vérité vienne tout expliquer. » Le Songe d’une Nuit d’Eté. Étonnement voire admiration face au monde et à l’énigme humaine dont nous, spectateurs, sommes les dépositaires actifs.
La Vérité ? Mais laquelle ? Puisque précisément, une conception nourrie de ce pouvoir des hasards heureux ou malheureux, de leur capacité à faire bifurquer, extravaguer les lignes dramatiques, thématiques, artistiques préconçues, s’inscrit dans une contestation de l’autorité surplombante.
Une voie royale s’ouvre à la création, où l’on voit les jeux du hasard venir titiller et désordonner les tendances à anesthésier le sens dans ce qu’il a consensuel, trop attendu, convenu, prévu. Qu’on se saisisse du théâtre comme terrain d’observation et d’expérimentation pour remettre en question les valeurs figées sur lesquelles repose une société, dénaturant les valeurs naturelles, perturbant les règles du jeu social et de la roue de la fortune. Ou que s’exprime dans l’art une force de libération vitale plus radicale à mesure que le réel échappe au propre de l’humain, muselé par la mécanique politique, économique, marchande. À tous égards, cette volonté, liée à une profonde défiance, intègre toutes les forces susceptibles d’opposer à cette réalité une autre réalité inédite. Le hasard est alors conçu comme un véritable promoteur du vivant, révélateur d’un ailleurs, comme un filon gisant sous la chape d’un réel domestiqué.
Le mouvement surréaliste, temps fort de la rupture de l’art avec la logique, érige le hasard en principe consacré par l’objectivité convoquée pour désordonner le sens. Allons sous l’étoile du hasard de la réalité à la surréalité. Ce hasard est éprouvé comme une nécessaire libération, cultivé à travers des jeux, des états, des rencontres fortuites d’objets matériels, collages ou grattages, des parcours buissonniers. Expériences d’émancipation susceptibles, en l’absence de tout contrôle et sans intentions préconçues, de faire jaillir des pépites et révélations extra ordinaires, hors des chemins battus d’un monde muselé par le principe de réalité. C’est la sublime et subtile révélation rencontrée par André Breton dans Nadja : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas », lors d’errances dans Paris. « Je ne sais pourquoi c’est là, en effet, que mes pas me portent, que je me rends presque toujours sans but déterminé, sans rien de décidant que cette donnée obscure, à savoir que c’est là que se passera cela (?) ».
Loin du simple n’importe quoi, n’importe comment, cette aspiration à autre chose que le hasard viendrait libérer, pourrait être estampillée par tout un pan de la création théâtrale actuelle. En résistance à une pensée soumise aux impératifs de cohérence pré-écrite qu’il s’agirait de reproduire, les intentions et processus de création mis en œuvre se livrent au hasard de l’invention spontanée. Confronté au vivant de la scène, ouvert aux découvertes et rencontres de l’imprévisible, l’art est « une pensée auto-évasive. Il dépasse le cadre du convenu. On arrive quelque part ou non, ce n’est pas grave, mais déjà on traverse des paysages », Dieudonné Niangouna. Cette traversée dont on espère qu’elle débouche sur des territoires inédits, fait la part belle au hasard et donne au spectateur de quoi regarder autrement le réel. Il s’associe alors à une démarche intuitive à laquelle nombre de créateurs se vouent à tout moment du processus. D’entrée de jeu, le geste créatif peut naître de coïncidences, de rencontres fortuites. Démarche qui est activée quand la représentation n’est pas sentie comme maîtrise d’une forme à transporter d’un lieu à l’autre, mais comme geste vivant à éprouver dans une sorte d’enfance de l’art. Hors des cadres rassurants centrés sur l’autorité d’un texte prédéterminé et de ses codes, un courant nourri de Antonin Artaud, des aventures des happenings, du Living Theatre, d’Augusto Boal… œuvre à déjouer le spectacle conventionnel et son immobilisme. Conscient de la nécessité de tourner le dos à tout académisme, ce théâtre ose s’aventurer aux hasards du plateau. « Je ne connais le contenu d’une création qu’en la créant », Ali Moini. Autrement dit, avancer nu dans un processus ouvert aux aléas, au tour imprévisible que peut prendre l’évènement. « Je ne sais pas du tout quelle sera la modalité de la représentation. Je ne veux même pas le savoir, je pense que ça ne peut se fabriquer que sur le corps des comédiens », Daniel Jeanneteau. Et tout ce que cela suppose d’aventures et d’explorations des marges. Belle victoire du hasard dans un monde étouffé par le calcul, la froide mécanique des prévisions et objectifs.
Image à la Une : Antigone – The Living Theatre, Brecht – Performance au Théâtre 140 (Bruxelles) en 1967.