Peut-on croire au hasard lorsque celui-ci est convoqué ? À travers des figures majeures de l’art contemporain, observons quelques gestes précurseurs qui ont autorisé l’expansion de la notion d’art.
L’art du XXème siècle, qui remet en cause l’objet d’art comme finalité, donne une dimension nouvelle au processus créateur. Vers des œuvres de plus en plus éphémères et dématérialisées, le hasard semble s’imposer comme élément constitutif de l’œuvre.
Jeter la peinture.
À partir de 1947, Jackson Pollock déverse la peinture sur la toile sans intermédiaire. Cette dernière est posée au sol, l’artiste peut interagir avec elle depuis ses quatre extrémités. Le châssis est supprimé : l’artiste doit définir le périmètre de son œuvre, à l’inverse des peintres classiques qui composaient à partir du cadre imposé. Pollock verse la peinture directement sur la toile : en contrôlant la fluidité, il délimite l’épaisseur des lignes. Avec cette technique appelée dripping (to drip : égoutter), et correspondant plus justement au pouring (to pour : déverser), l’artiste ne pense plus sa peinture en une articulation d’éléments narratifs construits dans un cadre. Son corps fusionne avec la matière picturale pour recouvrir la toile dans sa totalité. Ce All over percute les modes de création, donnant une nouvelle dimension au geste artistique. Influencé par des artistes tels que Picasso ou Janet Sobel qui déjà avaient interrogé les procédés d’exploitation de la peinture, Jackson Pollock est celui qui introduit dans le monde de l’art l’action painting, l’art de créer en mouvement. L’artiste met en lumière le processus, détrônant la production finale au profit de l’instant. Le photographe Hans Namuth fixera ce temps de création à plusieurs reprises, permettant d’en témoigner et de le révéler.
Né en 1912 dans l’Ouest américain, les rites chamaniques des sociétés amérindiennes ont fortement influencé l’œuvre de Pollock. L’un d’eux consiste à réaliser une peinture au sol avec des éléments tels que des pétales ou du pollen, et au centre de laquelle est placé l’individu malade. À la fin de cette cérémonie, la peinture est jetée pour éloigner la maladie. Il s’agit donc d’un processus dont le résultat final n’est pas conservé.
Si l’artiste s’intéressait déjà peu au titre en sélectionnant des propositions soumises par les critiques et les spectateurs, il attribue dès 1948 une numérotation aléatoire à ses œuvres, radicalisant l’importance donnée au hasard dans sa pratique. Les nombres sont neutres et permettent de se focaliser sur la peinture, sa trajectoire, le rythme impulsé par les mouvements du corps.
En repensant le mode de production d’une peinture – avec une création-action qui s’émancipe du pinceau donc d’une maîtrise impulsive de la matière –, Pollock soumet son œuvre au hasard d’un acte plus instinctif que calculé. Le processus devient œuvre, le corps en action devient œuvre. Avec l’action painting, Jackson Pollock crée un lien viscéral entre matière au sol et corps. Il autorise la nouvelle génération d’artistes à bousculer les modes de création de la peinture et plus largement de l’art contemporain.
Le jeu de l’éphémère.
Observons maintenant deux pratiques extrêmement différentes : l’une se constitue en marge de la société tandis que l’autre interroge le langage social. Dans ces deux espaces artistiques, le hasard joue un rôle significatif à différents instants du processus créateur.
La première vague du Land art apparaît à la fin des années 1960, se manifestant notamment dans les espaces désertiques de l’Ouest américain. Les œuvres les plus monumentales ont été produites in situ grâce à des équipements de construction appelées Earthworks (terrassements).
Parmi les plus monumentales, la célèbre Spiral Jetty réalisée en 1970 par Robert Smithson dans le Great Salt Lake (Utah). L’artiste donne naissance à une spirale de 457 mètres de long qui s’enroule dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Mélange de cristaux de sel, de roche de basalte, de boue et bois, la Spiral Jetty apparaissait originellement noire sur une eau rougeâtre. Engloutie subitement en 1972 par une brusque montée des eaux, la spirale est restée submergée pendant plus de trente ans. En 2003, une nouvelle sécheresse fait réapparaître l’œuvre pendant une année. Elle est aujourd’hui partiellement recouverte. Sa viabilité est soumise aux aléas du temps et du site, qui s’imposent comme coordonnées plastiques de l’œuvre. Tour à tour altérée, effacée, magnifiée, transformée, la dialectique entre nature et culture se transpose dans cet espace-temps esthétique. Smithson incite le spectateur à suivre la spirale partant de la rive jusqu’en son centre. En plaçant l’individu au cœur de l’œuvre et par extension au cœur de la nature, Smithson invite à repenser la vision anthropocentrique.
Les œuvres monumentales issues de la première vague du Land art font toutes l’éloge de la fragilité, du transitoire et de l’éphémère. Le hasard est constitutif et transforme ces gigantesques interventions en memento mori. En choisissant de travailler in situ, avec des éléments naturels, les land artists acceptent de soumettre leur œuvre à une influence variable et hasardeuse. A contrario, le hasard peut s’inviter dans le parcours d’une œuvre jusqu’à échapper totalement au contrôle de l’artiste.
Performer l’instant.
En 1974, Marina Abramović réalise Rythm 5 à Belgrade, dernière d’une série de performances. Allongée au centre d’une étoile enflammée à cinq branches, l’artiste fait resurgir la tension politique entre abandon et contrôle. Or, les flammes consomment tout l’oxygène présent à l’intérieur de l’étoile et forment un espace clos empêchant son renouvellement. Abramović perd connaissance. Sa position déjà allongée empêche le public de constater un quelconque changement d’état. C’est lorsque qu’une flamme touche sa jambe sans aucun mouvement de l’artiste que le public intervient, interrompant prématurément la performance.
Le hasard qui a provoqué l’état d’inconscience de l’artiste participe de la postérité de cette performance, et de la série. Si par la suite Abramović prendra toujours plus précisément la mesure de ses actes, son travail repose sur le dépassement de soi – physique et mental – et implique par conséquent une forme de découverte au moment de la performance.
La performance est une forme radicale de l’art contemporain. Lorsque le corps devient partie active du processus de création qui fait œuvre, l’impact est d’autant plus fort. De nombreux artistes vont également introduire le corps du spectateur comme élément actif de la performance. Habituellement passif, il devient à son tour compositeur de l’œuvre. Yoko Ono réalise en 1964 pour la première fois Cut Piece dans le contexte de la guerre du Viêt Nam. Assise à genoux, elle tient une posture et porte des vêtements traditionnels. Une paire de ciseaux est mise à disposition du spectateur, invité à s’en emparer. Son attitude n’est pas sous le contrôle de l’artiste, elle relève du hasard. Les vêtements de Yoko Ono sont mis en pièce. L’artiste est dénudée sur scène face à la masse des spectateurs. Au-delà de l’écho à la violence de la guerre et de l’impuissance d’un peuple face à l’intrusion massive, Yoko Ono révèle le pouvoir des masses contre la subjectivité, le mépris de la tradition et de l’histoire, les violences faites aux femmes comme autant de dérives sociales…
Si le hasard est l’un des ingrédients majeurs de cette performance, lorsque l’artiste livre son corps aux impulsions du spectateur, elle le met en scène. Ainsi, il n’y en a pas dans la réception de l’œuvre. L’artiste choisit sa documentation et la compose.
Des artistes ont poussé à l’extrême l’usage du hasard dans leur performance, à l’instar de Chris Burden. En 1971, dans une action intitulée Shoot, l’artiste demande à un ami de lui tirer dessus. Inexpérimenté, il atteint l’artiste au bras gauche. Ce dernier choisit de documenter son travail avec une sélection de deux photographies qui vont devenir iconiques. Comme l’explique Burden, ces artefacts « ne sont pas considérés comme un enregistrement fidèle de la totalité de l’événement. (Mon) espoir était que (mes) photographies uniques soient assez fortes et belles pour devenir emblématiques de toute la performance. ».
Du hasard au mythe.
Qu’il s’agisse des photographies de Hans Namuth saisissant Pollock dans l’action, des photographies commandées par les land artists comme traces d’une œuvre éphémère, ou celles aléatoires des artistes de performance, toutes se font le témoin d’une réalité contée. Comme l’explique Roland Barthes « si la photographie est considérée comme un enregistrement parfaitement réaliste et objectif du monde visible, c’est qu’on lui a assigné (dès l’origine) des usages sociaux tenus pour « réalistes » et « objectifs ». » C’est cette authenticité présumée qui fonde la croyance collective en l’autorité du document.
Nous avons vu que si hasard il y a, il reste maîtrisé. Ainsi, le document est produit ou utilisé par les artistes avec une intention, en tenant compte du rapport établi entre leur corps (ou leur œuvre) et le médium documentaire. Ces artistes sont parmi les premiers à user et interroger l’impact du médium documentaire (photographique ou vidéo) comme média de masse. Au-delà de la réflexion inhérente à leur œuvre, ils jouent sur son influence à travers ses modalités de monstration et réception.
La maîtrise du hasard dans la performance contemporaine transforme l’action en mythe, la fiction en réalité. Si le hasard existe, l’hypermédiatisation choisit de l’extérioriser ou de l’effacer. Le hasard ne peut donc exister, il est un outil du discours authentifié par le document. Le document détruit le hasard au moment où il pérennise un instant éphémère. Et le document est exposé – ou non – avec une intention. Au récepteur des discours et images de choisir d’accepter – ou non – leur potentielle véracité.
Peut-on croire à un hasard que l’on n’a pas expérimenté ?
Image à la Une : Spiral Jetty – Robert Smithson.