Hervé Guibert

Hervé Guibert

(Re)lire Hervé Guibert et l’ami qui ne lui a pas sauvé la vie.

« Je me dis que ce livre n’a sa raison d’être que dans cette frange d’incertitude qui est commune à tous les malades du monde ».

C’est l’histoire – non, ce n’est pas une histoire ; c’est le récit d’un monde intellectuel et homosexuel qui s’effondre sous les coups de reins d’un terrible rétrovirus ; c’est le témoignage magnifique d’un glissement dans le noir. C’est un petit opus qu’on a placé un jour entre mes mains ; je me suis dit « allez, lis, tu verras bien ce que ça vaut », et j’ai vu. Dès les premières pages, c’est fort, trop fort, trop beau. Émotion littéraire.

Les merveilles de l’ouvrage sont multiples : d’abord cette forme faite de courts chapitres (une page ou deux la plupart du temps) qui d’une part facilite la lecture et l’abord de l’œuvre et d’autre part, surtout, permet d’épouser le temps de l’auteur : le temps du développement de la maladie chez les autres, chez lui, du développement d’hypothétiques remèdes – qui n’ont toujours pas vu le jour. Le temps, aussi, d’un auteur qui raconte se presser d’écrire son dernier ouvrage dans une furieuse mise en abîme.

Il y a également cette vision d’un monde – celui donc, d’un univers intellectuel, culturel et homosexuel ou homophile (gay-friendly) autour de Koltès, de Chéreau, et surtout de Foucault, qui plane sous pseudonyme comme un terrible oracle de l’immunodéficience virale qui les frappera tous. Un monde où des formes d’amour non hétéro-normées se mettaient en place, où se jouait un amour non copulaire – ou la paire prenait l’ascendant sur l’héritage idéologique du couple, un monde où la sexualité n’était pas encore teintée de danger, un monde d’avant le concept du « plan-cul » où les étreintes passagères sont un faire-l’amour, encore. Un monde décidément perdu, un fantasme merveilleux et, après-coup, mortifère.

Le récit, puissant, des errements de la médecine face à ce qu’elle ne comprend pas, qui tâtonne, qui tue par ses tâtonnements, qui a comme un aboutissement un AZT qui retarde et précipite la mort à la fois. Il n’y a pas de remède. Et ce récit, qui vous embarque avec lui dans les étapes d’une thérapeutique mal rodée et pleine d’erreurs grossières, résonne intensément avec les crises sanitaires actuelles : les espoirs d’un vaccin et d’une solution rapide font trop penser à cet Ebola qui se diffuse en terre africaine : dans les deux cas, c’est le contact amical et amoureux du corps qui est coupable. Nous ne savons plus nous toucher sans risquer d’en mourir.

Le style, qui oscille entre une fureur verbale crue et cruelle et une distance analytique à vous glacer les sangs. Analyse sociale, psychologique, des rapports de force que met en place la maladie. Analyse du changement de perception du temps intérieur : quand on sait que sa fin est proche. Que l’on veut produire, encore. Que l’on voudrait aimer.

C’est pourquoi il est tout à fait essentiel de se (re)plonger dans cette lecture, pour les émotions qu’elle procure, pour ce sublime qui vous envahit, pour constater la mort et sa prégnance, pour revivre cet âge d’or libertaire et littéraire ; pour frémir en arrivant sur le dernier chapitre et demeurer interdit un moment, triste mais plus vivant qu’avant.

Hervé Guibert, à l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Folio, 7,90€.

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