La deuxième mort de Jean Communal.
LIVRE « Jean Communal (1911-1982) » aux Éditions du Berger.
Il est des artistes qu’on assassine deux fois, par indifférence d’abord, par mépris ensuite. Jean Communal est l’un d’eux. Son père Joseph Communal est une célébrité locale ; c’est le meilleur représentant, dit-on, des peintres paysagistes savoyards. Soit ; encore faut-il remarquer que cette notion de « paysage » est loin d’être évidente. Le « paysage » est une invention de la Renaissance. C’est en dernière analyse une construction intellectuelle, une multiplicité d’images, celles de chapelles, de montagnes, de près, de ruisseaux, etc. que nous assemblons selon ce qui nous a été transmis d’un idéal représentatif de la nature d’un lieu. La nature, elle, est ce qu’elle est, en Savoie comme ailleurs. Dira-t-on que Cézanne est un peintre provençal, ou Courbet un peintre jurassien ? On se garderait d’une telle affirmation qui renverrait l’Universel à des lieux, certes différents, mais dont aucun n’a le privilège de l’exception si ce n’est dans l’esprit de ceux qui y vivent. Que ces derniers en soient fiers, cela est bien naturel ; qu’ils en fassent le fondement d’un ostracisme, cela est condamnable.
Or, c’est bien ainsi que fut perçu l’œuvre de Jean Communal. Pas assez local, trop parisien, donc, en un sens, indigne aux yeux de certains de représenter une certaine idée de la Savoie. Et pourtant Jean Communal en fut l’honneur. S’il s’établit longtemps à Paris, ce n’est pas par mépris de son sol d’origine mais pour se former dans une ville qui était encore le foyer artistique le plus célébré au monde. C’était aussi pour déconstruire ces « paysages » et leur substituer une autre représentation de la nature, du monde, telle qu’elle s’élaborait dans ce grand mouvement pictural qu’on appelle « la seconde école de Paris ».
La Savoie à boudé son œuvre au grand dam de critiques tels que Henry Planche qui dans un article journalistique amer reprochait aux chambériens leur peu d’appétit pour un travail qu’il jugeait exceptionnel. Pourtant la Savoie n’est pas aveugle à la modernité. Son économie florissante, ces villes dynamiques et ses infrastructures de qualité démontrent le contraire.
Cette indifférence à l’œuvre de Jean Communal, décédé en 1982, pourrait-elle n’être qu’un repli intellectuel momentané ? Pouvait-on donner à l’artiste une nouvelle chance ? L’occasion s’en est trouvée avec la publication récente d’un ouvrage sur Jean Communal, sous les auspices de « L’Association des Amis de Jean Communal ». Cet ouvrage, publié en novembre 2017 par les Éditions du Berger – Jean Communal (1911-1982) – rassemble trois contributions que nous commentons ci-dessous. Disons-le sans ambages, ce livre échoue lourdement à réhabiliter la mémoire de Jean Communal ; pire encore, il donne de l’œuvre de cet artiste une vision niaise et totalement biaisée.
Le meilleur de ce livre, et de loin, est la courte introduction donnée par Madame Chantal Fernex de Mongex. En deux pages sobres et élégantes, cette dernière balance habilement la double influence qu’exercèrent sur Jean Communal la tradition picturale savoyarde et celle de l’école de Paris laissant, sans doute, au reste de l’ouvrage la tache de poursuivre les développements qu’elle a initiés. Hélas, on ne pourra qu’être profondément déçu après un si bon départ.
Le texte de Madame Lydia Harambourg, sensé présenter la nouvelle école de Paris, et dont on espérait qu’il établirait les liens avec le travail de Jean Communal, n’est rien d’autre qu’une longue énumération de noms d’artistes, de galeries et de salons qui n’éclaire en aucune manière le lecteur sur la question essentielle du renouveau de la peinture française après l’occupation allemande et sur la gestion par les artistes du lourd héritage de la seconde guerre mondiale. L’auteur ramène l’essentiel des débats à une sorte de querelle des anciens (les partisans du figuratif) et des modernes (les partisans de l’abstrait), querelle qui avait pourtant été largement tranchée en 1936. Madame Harambourg prétend que la vague de l’abstraction qui faillit emporter tous les suffrages au lendemain de la seconde guerre mondiale fut brutalement contenue par l’émergence sur la scène parisienne de Bernard Buffet, peintre qui redonna au style figuratif toute son importance. Il est exact que le style réaliste de Bernard Buffet a pu satisfaire les conservateurs et son style misérabiliste la gauche militante. Pourtant le talent de cet artiste, qui n’a manqué presque aucun « Salon de la Jeune Peinture », vitrine affichée de la propagande culturelle du Parti Communiste, n’a nullement convaincu les historiens d’art. L’ouvrage exhaustif sur les Années Cinquante publié en 1988 par le Centre Pompidou ne mentionne pas son nom, comme d’ailleurs beaucoup d’autres livres récents consacrés à la peinture des années cinquante en France et en Europe.
Mais le plus affligeant de cet ouvrage est l’analyse de l’œuvre de Jean Communal que nous propose Monsieur Christophe Mottet. D’entrée de jeux, ce dernier nous impose son verbiage (la fusion de l’intérieur et de l’extérieur, du visible et de l’invisible, etc.) qu’il tire d’une lecture fantaisiste de la philosophie de Spinoza. Phrases toutes faites qu’il ressort à chaque occasion, soit pour présenter Jean Communal soit pour introduire les peintres contemporains qu’il défend (sous la rubrique démonétisée de : New Abstract Art). Cela prêterait à rire si ce médiocre stratagème n’était mis en place pour conditionner le lecteur à accepter sous l’autorité d’un vernis philosophique mal appliqué son interprétation psychologisante de l’œuvre de l’artiste, interprétation pourtant largement issue de son imagination.
En effet, sans en apporter la moindre preuve, Monsieur Mottet fait du père de Jean Communal une sorte de père castrateur issu tout droit du « Don Giovanni » de Mozart. Ainsi, cette figure du père aurait été à la fois une source de créativité pour Jean Communal en même temps que la cause de la déchéance de son style lorsque le père mourut (Voir la section : 26 novembre 1962). Tout l’œuvre de Jean Communal serait ainsi structuré autour de l’influence du père.
D’abord, remarquons que depuis les travaux de Wittgenstein sur l’absence d’un langage privé, tout critique d’art a appris à se méfier de ce type d’analyse psychologisante qui reflète beaucoup plus les fantasmes du commentateur que les états d’âme de l’artiste. Cette analyse aurait été à la limite recevable si Monsieur Mottet avait été intime avec l’artiste ou ses proches ou si Jean Communal s’était exprimé sur ses relations avec son père. Or Monsieur Mottet n’a fréquenté ni l’artiste ni son épouse et admet même dans son ouvrage que Jean Communal n’a jamais commenté les sources de son travail. Si l’influence du père avait été si prédominante, il est raisonnable de penser que l’artiste et sa famille se seraient exprimés même discrètement sur ce sujet. Or il n’existe aucune trace de cette influence présumée dans les documents disponibles.
Ensuite, la démonstration de cette hypothèse est d’une grande fragilité. Monsieur Mottet ne s’est pas embarrassé de problèmes méthodologiques. Sa théorie est issue d’une analyse des tableaux (une centaine) provenant du fond Communal et d’une vingtaine de tableaux provenant de collections privées. Or, et c’est la question qu’il ne s’est pas posée : en quoi cet ensemble est-il représentatif de l’œuvre de Jean Communal ? Il n’existe à ce jour aucun inventaire des œuvres de Jean Communal. On ignore même combien de peintures on peut porter à son crédit. Il est donc impossible de confirmer ou d’infirmer le caractère représentatif de cet ensemble. Construire une hypothèse aussi radicale dans un contexte d’une telle incertitude est impardonnable. Pourtant Monsieur Mottet s’entête, et sur la base de deux tableaux présentés dans l’ouvrage, et sans doute choisis à dessein, aboutit à la conclusion que leurs couleurs ternes reflètent le désarroi du peintre après la mort de son père. Pierre Soulages peint du noir depuis au moins soixante ans. Est-il dépressif pour autant ?
Finalement, ancré dans sa vision psychologisante de l’œuvre de Jean Communal, l’auteur semble ignorer les thématiques les plus communes de l’histoire de l’art. Ainsi en est-il de son interprétation du tableau qu’il nomme : « le gondolier et la femme au loup ». Monsieur Mottet croit reconnaître dans « la femme au loup » l’épouse de Jean Communal alors que cette dernière a toujours nié ce rapprochement. Monsieur Mottet ne l’ignorait pas, mais qu’importe ! Obsédé par son idée selon laquelle la mort du père est un moment clé dans l’œuvre de Jean Communal, Il se lance dans une longue péroraison sur les angoisses, le sentiment d’inachevé qui saisit l’artiste et dans d’autres ratiocinations du même type purement phantasmatiques. Monsieur Mottet n’a pas reconnu dans ce tableau la reprise du thème classique du peintre observateur et simultanément sujet d’observation. Thème magnifiquement illustré par Velasquez dans son célèbre tableau « les Ménines » et magistralement commenté par Michel Foucault dans les premières pages de son ouvrage les mots et les choses.
De l’œuvre de Jean Communal, Monsieur Mottet nous donne donc une interprétation totalement vide de sens car étayée par les seules ressources de son imagination. Aucun effort n’est fait pour relier l’œuvre de cet artiste aux différents courants picturaux qui ont fait la réputation de l’école de Paris. Aucune analyse des œuvres de Jean Communal ne permet d’apprécier son originalité, ses recherches de couleurs ou de composition. Peu de commentateurs, par leur manque de rigueur et leur déni des faits les plus élémentaires, ont été aussi loin dans le mépris de l’œuvre d’un artiste.
Image à la Une © Éditions du Berger.