La Tragédie du roi Christophe

Une tragédie créole, l’universel et le particulier.

Je ne suis pas créole. Je ne sais pas le goût du sang dans mon Histoire, l’odeur du fer et du cuir sur la peau qui brûle, l’aigre du fruit tombé si loin de l’arbre qu’il en ignore ses racines. Je ne suis pas créole, mais le temps d’une pièce j’ai senti la douleur d’avoir été esclave, de porter sur son dos l’héritage de la déportation et du travail forcé, de reconnaître dans l’œil des ignorants l’étincelle de mépris ou de compassion qui survit aux révolutions. Je ne suis pas créole, mais j’ai cru comprendre ces vers d’Aimé Césaire qui disait :

Mon peuple
Quand hors des jours étrangers
Germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées
Et ta parole[1]

Ce soir la parole est belle, gorgée de métaphores fleuries et de noms d’ailleurs prodigieux, luxuriante mais audible, vivante dans les bouches des comédiens et comédiennes qui animent le peuple d’Haïti aux prises avec sa liberté nouvelle d’affranchi. Au centre de la scène, dans un cube évidé figurant une paillote, rêve de palmier en toile de fond, musiciens et musicienne rythment la pièce, accompagnés de chœurs ou de solistes. Aux chants créoles se mêlent des accords de clavecin, la musique elle-même résonne des tensions d’un peuple en crise.

Cette crise, c’est celle d’une vie qui naît à mi-chemin d’une vie d’homme, celle d’une nation neuve et bégayante dans sa liberté arrachée. Qui serons-nous désormais ? Nous les esclaves, les Africains de France, les Français d’Afrique ? Comment nous délivrer de nous-mêmes et nous hisser à notre propre hauteur sans renier notre passé, sans nous oublier dans l’avenir des autres ? Quel sens donnerons-nous au mot créole ?

Serons-nous comme ce soir à l’image de nos maîtres passés, singeant leurs bruits de cour, leur république bégayante ? Revêtirons-nous le royal boubou ou le fin calicot pour entendre nos nobles ? Nos prières s’élèveront-elles au bruit de l’orgue ou du tamtam ? Irons-nous reforger les chaines anciennes pour être les égaux de nos vieux tortionnaires ?

La tragédie du roi Christophe, c’est peut-être d’avoir voulu répondre à toutes ces questions, seul, et sans attendre ; trop pressé par un rêve qui demeure encore irrésolu, l’esclave, le cuisinier, le général neg mawon devenu roi brille sous la plume de Césaire, happe la scène avec une force brutale, devient tyran puis s’effondre, trahi par ses amis et son propre corps usé de fatigue.

Photographie à la Une © Michel Cavalca.


[1] Extrait de « Hors des jours étrangers » dans Ferrements et autres poèmes d’Aimé Césaire.

Be first to comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.