Magicien d’O.
Abandonnant son personnage de clown triste, le jeune prodige de la magie nouvelle, Yann Frisch, inaugure son camion-théâtre avec un spectacle de cartes et d’illusions, truffé de trompe-l’œil mais garanti sans écran !
C’est dans l’atmosphère ouatée d’un salon anglais que nous pénétrons l’univers de Yann Frisch. L’univers, ou du moins son camion, entièrement aménagé pour pouvoir accueillir une grosse centaine de spectateurs.
Sur le parquet du plateau, un gramophone jouant du jazz, quelques livres, une bouteille d’ambre liquide, un imposant fauteuil – et trônant, majestueuse au devant de la scène, une table. Une grande table, parfaitement visible de tous. L’inclinaison du gradin et le positionnement des sièges, non sans rappeler un amphi universitaire, ont été méticuleusement pensé pour que l’audience au grand complet soit aux premières loges. Sur la table surexposée, les mains du magicien brassent, abattent, mélangent, coupent et recoupent ses cinquante-deux partenaires de papier.
Dans cette nouvelle création de cartomagie, l’artiste révèle le sérieux du magicien. Aucune trace du clown tragique hantant le Syndrome de Cassandre. Pantalon à pinces, chemise noire aux manches relevées – magie oblige ! – sous un veston cintré, Yann Frisch sourit, et démontre. Volubile, il se lance dans une réflexion à la croisée de la technique et des sciences humaines. Un cours magistral, théorique, ayant pour objet la déconstruction de la magie… et du principe même de réalité. Mise en abyme étourdissante et didactique, le prestidigitateur use de ses tours comme autant d’exemples pratiques de la manipulation à l’œuvre. Il convoque autant l’anthropologie et la « verticalité culturelle » que la philosophie analytique pour asseoir sa démonstration, s’appuyant notamment sur le « paradoxe de Georges Moore » qui donne son nom à la pièce. Si ce dernier démontra l’incohérence d’une affirmation telle que : « il pleut, mais je ne crois pas qu’il pleuve », Yann Frisch, lui, reprend la formule à notre compte. Dans cette communauté que nous formons ce soir-là, nous voyons les cartes voler, mais nous ne croyons pas qu’elles volent. Quelle meilleure illustration de la magie ?
Car quand le professeur n’est pas occupé à triturer les mots, les concepts et nos esprits, le prestidigitateur manipule les cartes avec une adresse étourdissante. Alors qu’il s’évertue à nous prouver que rien n’est vrai dans la magie, alors que son terrain-table de jeu s’exhibe sans piège sous nos yeux scrupuleux, alors que les cobayes issus de la salle sont amenés à mélanger et choisir des cartes, garants qu’il n’y ait pas tricherie… l’enchantement, le mystère, restent entier ! Le verre vide d’un seul coup est plein, le pantalon bleu devient rouge, les cartes s’envolent et se re-classent fluidement entre ses doigts virtuoses, sous nos yeux ébahis.
On pourrait pourtant regretter une certaine froideur qui se dégage de l’ensemble. La dextérité implacable prend le pas sur l’émotion, la dissertation exemplaire infirme l’idée même de narration. Et l’on se demande, parfois, où se cache donc cette magie dont il est uniquement question. Heureusement que le charme de l’illusionniste opère. Yann Frisch, orateur imparable, se fait conteur de concepts sans jamais perdre son auditoire.
La leçon se clôt comme elle a commencé : le magicien est seul et mime entre ses mains un jeu de carte imaginaire. Et l’on sort esbaudi, encore un peu perplexe : n’ont elles jamais existé ?
Image à la Une © Giovanni Cittadini Cesi.