Le Viviers des noms

Clair-obscur de la langue.

Les animaux hurlent n’importe quoi dans de la vie ; l’homme les poursuit ; ils les attrape, il les isole,
et ainsi il les marque à l’astre comique.

Le Vivier des Noms.

La scène s’offre à demi-nue : pour tout décor, des panneaux blancs qui dament le sol, parfois redressés en auvents, sur lesquels sont peints à minces traits rouges et noirs des formes, des figures, des personnages sortis de l’imagination de Valère Novarina, à l’instar des apparitions qui vont hanter le plateau pendant plus de deux heures : le Mangeur millimétrique, l’Andripode, l’Enfant ovariqueL’Historienne, admirable d’endurance, égraine les noms des fantasmes d’un auteur unique en son genre, dont certains convoqués devant le public exhalent un chant, quelques mots, une saynète, avant de retourner au néant.

Pas de narration ce soir, nulle histoire rassurante où fonder un discours construit, docile et cohérent. A la fin de la représentation les spectateurs et spectatrices s’interrogent : qu’avons-nous vu ? entendu ? quel est le sens de cette folle parade ? Tous et toutes nagent, en proie à cette déshadérence proclamée par Novarina : personne ne comprend au juste ce qui vient de se jouer, mais un agréable malaise imprègne le reflux des boulotteurs d’images.

Pas de fable, mais des motifs, des mots refrains qui émaillent la logorrhée des trous articulants catapultés sous la lumière : la viande, la chair, l’anus, l’Homme, l’esprit, l’amour, l’enfance, la mort. L’humeur finale grince, malgré les fréquentes esclaffades qui jaillissent du public : « Non non non, l’homme n’est pas bon » entonnent en chœur les animaux étranges venus peupler l’espace ; la pièce résonne des névroses de son tisseur de mots, des mots désarticulés, enrichis des langues multiples, profanés avec une douceur tendre et furibarge. Au hasard des rencontres les répliques touchent, font mouche ou rire ou disparaissent, chacun vibre à son rythme et se nourrit sa chair et son esprit des mets qu’on lui propose.

Le Salvificateur, Jean Chaotique, le Mangeur vespéral, la Femme pour faire vrai… les noms s’incarnent avec la barbarie d’un orgue. Foin des effets de réel, fi du naturel, la parole et la chair suivent une partition millimétrique : ruptures, cassures, envolées, pauses, courses, cris, chants et silence s’enchainent minutieusement. Prouesse des comédiens et comédiennes, qui psalmodient un texte d’une langue nouvelle, prouesse de l’auteur qui écrit d’une voix tortueuse et qui parle pourtant, même lorsqu’elle se-nous violente.

Que retenir ? une phrase peut-être, à méditer, casse-tête pour le rapporteur, clôture du texte dans sa forme livre mais non son incarnation, réplique de Personne : « Seigneur public, cesse de nous faire à ton image ! » Ultime révolte d’une jouissance qui rêve d’enfance hagarde et vomit sa prison de chair, pied de nez pénultième au Théâtre qui pense à l’antique.

Bouffons des mots, bouffons du monde, jouissons par tous les trous, tous uniques et nombreux.

Photographie à la Une © Pierre Grosbois.

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