Entre catastrophe et possibilité.
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard ». C’est ainsi que commence la thèse IX dans Sur le concept d’Histoire de Walter Benjamin. Ce n’est pas la première fois que l’image de ce tableau inspire Benjamin ; très tôt, il fit de l’Angelus Novus une allégorie aux significations multiples et elle devint aussi un véritable point de référence de sa pensée. Il est stupéfiant qu’une œuvre d’art ait le pouvoir d’évoquer une réflexion si forte, qu’une œuvre d’art interpelle un temps présent que n’est pas la sienne.
Cependant, l’annonce de l’ange, l’Ange de l’Histoire comme Benjamin l’avait appelé, est fatale. Sa bouche est ouverte mais en même temps elle n’émet aucun sons. Bouleversé, il est témoin de l’amoncellement de ruines sur ruines, de l’accumulation des morts, incapable d’assembler ce qui est dépecé. Benjamin écrivait ses thèses au début de l’année 1940, quelques mois plus tard il traversait à pied les Pyrénées en une tentative désespérée d’évasion. Il semble incroyable de savoir que Benjamin non seulement n’a pas connu Auschwitz mais encore qu’il n’avait jamais entendu ce nom. Toutefois l’image du tableau lui a permis d’anticiper avec précision un des échecs les plus remarquables de l’humanité. (le seul ?)
Il existe une œuvre de danse contemporaine appelée Fractus V du chorégraphe belge Sidi Larbi Cherkaoui. Là on y voit neuf hommes habillés principalement en tons de gris. Cinq d’entre eux dansent. Ils sont légers, lestes, harmoniques, les corps dansent sans contrainte, si libres sont-ils que l’on oublie presque qu’ils suivent une composition. La musique, les textes et les mouvements recréent sur scène une interprétation qui appartient au même temps à tous et à chacun. Nous voyons les particularités culturelles et de style se développer mais non comme des individualités qui ne peuvent pas se toucher l’une l’autre, non ; chaque moment de la pièce a sa particularité qui dialogue avec des autres particularités et dans ce dialogue elles se renforcent.
Les images qui constituent cette création nous rappellent ce qui a été oublié : la possibilité. Nous sommes témoins d’une affirmation qui ne s’exprime pas avec des mots, non parce qu’il s’agit d’une pièce de danse, mais plutôt parce que telle affirmation est en vie sur scène : la diversité et les différences ne donnent pas comme résultat seulement la destruction. Il y a des conflits, il y a des discussions, des questions qui se posent sur le devenir du monde, sur la quotidienne aliénation, en d’autres termes, une mise en scène sur un être humain réel, avec ses conflits et ses contradictions. Néanmoins, il n’y a pas d’hécatombe finale, d’entre cette tumultueuse diversité la vie trouve son chemin. (jusqu’au prochain conflit ?)
Celui qui ne se soustrait pas à l’observation de ce qui advient aujourd’hui, ne pourra pas ne pas avertir une vague croissante de destruction. L’on voit renaître le discours de l’antagonisme et de la haine, ainsi racisme et ultranationalisme deviennent de la monnaie courant que circule de poche en poche. Les frontières se ferment ; les bateaux remplis de personnes, coulent ; les hôpitaux explosent, les villes sont détruites, enfants et adultes se transforment en marchandises dans un monde où le trafic d’être humain est devenu une affaire très lucrative. Des montagnes d’argent caché dans des « paradis » fiscaux où manger du fruit interdit n’est plus un problème depuis longtemps. Les réfugiés, les abandonnés, les sans emploi, les déracinés se multiplient partout. Entre temps, plusieurs perdent leur sang dans une consommation atroce, petit à petit les libertés se perdent au nom de la sécurité et du confort…. pour ceux qui peuvent les avoir. L’énumération est infinie.
Évidement la chaîne des événements qui tricote l’histoire n’est pas achevée. Comme l’ange de Benjamin nous fixons notre regard stupéfié sur ce qui arrive… Serons-nous aussi incapables de réagir ?
Face à l’amoncellement de ruines et à la tempête qui rôde, cette mise en scène déploie face à nous une promesse. Grâce à la possibilité que nous offre l’art, celle de pouvoir interroger l’expérience quotidienne, cette mise en scène opère une transformation dans notre esprit ; une transformation qui est au même moment une révélation inattendue, cette pièce nous annonce que ce monde peut être autrement, que les choses peuvent être différentes de comme elles sont, de comme il nous a été dit qu’elles doivent être.
Image à la Une : Egon Schiele, Portrait d’Erwin von Graf (1910).