Pour un cinéma libre

Pour un cinéma libre

Jean Claude Brisseau

Jean-Claude Brisseau a été mis en retraite forcée. Voir Céline aujourd’hui permet de clamer haut et fort : oui, Brisseau est l’un des cinéastes français majeurs des trois dernières décennies. Voici quelques explications…

L’œuvre de Jean-Claude Brisseau exerce une fascination par les thèmes récurrents qu’elle emploie et la manière dont elle les emploie : chaque film sera une variation du précédent, en l’approfondissant ou en détournant ses codes pour en livrer une toute autre proposition. Il faut le dire : chacune de ses variations est l’essence même de ce que doit être le cinéma. Céline, sorti en 1992, est un bon exemple du film « Brisseau » entre féminisme et spiritisme. C’est l’un des plus beaux, des plus mystiques et paradoxalement l’un des plus imparfaits. Cette imperfection ne doit pas être entendu dans le sens de raté, mais plutôt comme le contraire de ce qui, pour beaucoup des cinéphiles modernes (ceux qui pourfendent Brisseau), représente le summum de l’art cinématographique (Paul Thomas Anderson, Wes Anderson, Quentin Tarantino), c’est-à-dire une maitrise du cadre, une maitrise formelle, une maitrise de toute la construction d’un film ou rien n’est laissé au hasard. Il ne faut pas caricaturer mais chez certains, cette maitrise confine à l’étouffement, si bien que même si les films sont réussis, il reste la sensation de quelque chose d’incomplet. Si le cinéma est une continuité de la vie, comme elle, il est censé être imparfait.

Au contraire, une mise en scène libre va parfois prendre une distance vis-à-vis du scénario de départ, du jeu des acteurs, plus communément du squelette d’un film, car cette mise en scène est un moyen d’expression. Brisseau a écrit, produit et mis en scène Céline. En passant par toutes ces étapes où un film se construit peu à peu, un auteur se retrouve au final face à quelque chose d’accompli, qu’il a rendu concret par sa force d’esprit. Ce processus permet aussi de réaliser à quel point un film est une entité à la fois concrète mais aussi abstraite, car en tant que film, il tend à changer le monde et à apporter une pierre à l’édifice Cinéma. C’est pour cela qu’un film n’est jamais entièrement dans les mains d’un metteur en scène et qu’il possède une deuxième existence. Une fois compris ça, il faut que l’auteur lâche prise et accepte cette vie nouvelle. Il peut alors livrer, en toute intégrité personnelle, sa vision du monde à travers sa mise en scène. Cette liberté renforce l’impression, les affects du spectateur et permet de dérouler au mieux une histoire. A ce titre, le cinéma de Brisseau est à rapprocher de celui d’Hitchcock, De Palma et même Bunuel. Tous ont en commun un amour du cinéma et de la mise en scène, comme moyen premier pour émouvoir ou terrifier le spectateur. On pourrait même d’une certaine façon dire que les thrillers ou films fantastiques sont parmi ceux qui permettent le plus de mise en scène. La peur a un lien très fort avec l’imaginaire personnel. Les thrillers qui reposent sur ce mécanisme de la peur assument donc un imaginaire très fort et sont éloignés de tout souci de réalisme mais pas de réalité. Dans le cas de Brisseau, la mise en scène est impressionnante et Céline a des allures de film-étalon, de ceux qui donneraient dans 100 ans, une image de ce que le cinéma était à cette époque.

Céline est un film sur les Hommes et sur le cinéma. Il narre la rencontre entre deux jeunes femmes, l’une, Céline, vient juste de perdre son père adoptif milliardaire et s’est enfoncée dans la dépression, l’autre, Geneviève, est infirmière et va soigner la jeune femme en lui inculquant des techniques de relaxation. Ces techniques vont se révéler être chez Céline surprenantes et vont l’emmener aux confins du fantastique. Le postulat est simple : deux âmes blessées vont se rejoindre et se reconnaitre dans leurs troubles mutuels, et ce rapprochement est tel que leur compréhension de l’une et de l’autre va se révéler parfaite. Le grand drame chez Brisseau est d’être seul, perdu en soi-même. Les scènes oniriques sont pour cette raison les plus belles, les plus terrassantes car elles ne sont pas des apparitions de fantômes classiques qui ont vocation à faire peur; ici elles sont la promesse d’un nouveau monde où chacun aura sa place et où chacun pourra goûter à la compagnie d’un frère qui lui tiendra la main et qui lui chuchotera « Tout va bien, maintenant je suis avec toi ». Ces scènes pourraient être kitsch ou absolument neuneus mais chez Brisseau, elles sont magnifiques, car elles sont en lien avec le monde terrestre et la réalité. Elles sont une promesse mais pas une alternative; ainsi l’apparition finale de Céline va guider Geneviève dans la conduite de sa vie en lui indiquant la voie vers un bonheur ou apaisement futur.

Pour un cinéma libre

Pour un cinéma libre

Le film se révèle alors très grand car cette promesse est aussi celle du cinéma, en tant qu’Art tout puissant, défiant toute loi du temps ou de l’espace qui pourrait s’avérer cloisonnante. Ce coeur artistique est jalonné de ramifications : ainsi, ce n’est plus l’image mais le discours qui, dans A l’Aventure, sera posé en tant qu’acte cinématographique vers un au-delà, où Brisseau offre une autre variation et vérifie par ailleurs cette phrase de Pasolini « Un bon réalisateur fait toujours les mêmes films ». Ce mysticisme, que d’aucuns pourraient qualifier de gentille naïveté, est, on l’a dit, l’essence même de l’art cinématographique. Et c’est à cause de cela que Brisseau se condamne lui-même à la mise au ban et à l’incompréhension de certains professionnels du cinéma qui aimeraient croire à un cinéma matériel. Il va pousser sa liberté jusqu’à faire La fille de nulle part dans son appartement et avec zéro euros. Le film, sorti l’année dernière, contient mille fois plus de mise en scène que n’importe quel film français aux millions clinquants. Cet artisanat, cette nécessité de filmer coûte que coûte, quitte à frôler le ridicule, l’amateurisme, tout ça est transcendé par le simple fait de croire; Brisseau se place de ce côté auprès de Jean-Luc Godard dont le cinéma n’a pourtant rien de semblable au premier abord.

Qu’il se rassure, les jeunes gens d’aujourd’hui ne l’ont pas oublié. Ils sont beaucoup à aimer ses films, à le suivre et à continuer à vivre hantés de ces images apaisées, et chacun tentera de retrouver dans les autres films et même dans la vie, une fraction, quelque chose d’apparenté à elles car c’est cela qui permettra, à défaut d’élever l’homme, en attendant, de le sentir en lien avec le monde et son semblable. Ce n’est pas qu’une simple brise sur l’eau mais une onde qui n’en finit pas.

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