Prédire la mode

Predire la mode - Maelle Baussand

les fils du temps.

Bien naïf celui qui pense pouvoir annoncer quelle sera la tendance de demain ! Car, à notre époque, et particulièrement dans la mode, demain, n’est-ce pas déjà hier ? Et pourtant, on ose encore se raccrocher à l’idée que la mode est un éternel recommencement. Quand bien même le renouveau serait irréversible, peut-on être certain que cette dynamique pro cyclique soit véritablement réglée comme du papier à musique ? Rien n’est moins sûr.

La mode-ritournelle fait le printemps.

Parce qu’il n’y a que la mode qui se démode, on pourrait aisément la réduire en l’assimilant à une spirale infernale représentant à la perfection la « destruction créatrice » de Schumpeter. Prédire la mode reviendrait alors à déterminer la date de naissance ou de renaissance d’un phœnix ! Ce ne serait en rien impossible mais a priori vain, car inexorablement elle est vouée à se renouveler, et ce perpétuellement. La mode est un éternel recommencement dit-on ! Voilà la raison par excellence pour laisser en désuétude au fond de son placard un vieux T-shirt difforme ou un pantalon taille haute rouge placé sur un cintre comme une relique des années fastes. Cela en priant pour que les mites ne leur fassent pas un sort.

Tel serait le postulat auquel il est bien aisé d’adhérer, si effectivement, on se contente d’observer la réapparition sporadique et brouillonne de looks d’époques en tous genres. Car il est vérifié qu’en l’espace de quelques mois vous redécouvrez le pull-over marron, ou chocolat pour les puristes, voire orange pour celles qui osent et bottes en cuir Camel de préférence, pour un style seventies, après la robe à pois en tissu léger et fluide, taille haute, pour vous replonger dans les années 50, sans omettre d’ajouter à votre garde-robe de revêtir un look masculin-féminin, et ainsi renouer avec l’androgynie des années 80.

Enfin pour éviter tout anachronisme et assurer un retour vers le futur en toute sérénité, les modistes choisiront de qualifier de vintage la tenue qui contrecarre la tendance du moment. La mode, plus qu’un éternel recommencement, vivote au rythme d’allers-retours frénétiques dans le temps. Raviver la nostalgie, préférer le renouveau au véritable nouveau, telle est la clef des succès commerciaux.

La mode n’a rien de prêt-à-porter.

Mais parle-t-on bien ici de mode ? Les produits du prêt-à-porter ne tiennent en fait de la mode que le nom. En ce sens, il est envisageable de rendre la mode prévisible, si on la réduit à cette incessante succession de styles préconisés, à une course folle dont les vainqueurs seraient

l’imprévisible génie du créateur

assurément ceux qu’on qualifiait dans les années 2000 de flashions victimes ou le fou de la mode pour reprendre les propos du philosophe Georg Simmel. Cette conception mercantile rend bien inconsistante la préoccupation de prédire la mode, car le meneur est au fond le mené et ne fait que répondre à la recherche individuelle d’une ornementation de soi.

Pareille solution mérite d’être battue à plate couture ? Car elle risquerait de négliger l’essence même de la mode : la création. La mode est a priori l’œuvre d’un créateur. En cela, prédire la mode devient plus complexe, car quoi de plus imprédictible que la créativité. Reconsidérer ce rapport intime entre l’œuvre et son créateur doit bien nous faire admettre que vouloir prédire la mode prend alors des allures quasi-mystiques. Il semble invraisemblable que le profane puisse atteindre les hautes sphères de la création et en révéler les projets lui-même. Toute tentative de prédiction relèverait purement de l’impossible, tant la mode-création est dictée par l’imprévisible génie du créateur.

Instrument commercial, apanage du modiste, création sacrée, la mode aurait ainsi pour représentation globale un spectre comprenant aux extrêmes la mode-futilité et la mode du quasi-divin. Alors pour déterminer à quelle échelle l’appréhender, il devient nécessaire d’admettre une variable fondamentale : le destinataire de la mode.

Le fruit a-t-il un sens, s’il est uniquement défini comme le produit fini d’un arbre ? Car, tout vient à point à celui qui sait attendre, on le sait fruit-arbre. Car on le croque à pleines dents, on le sait plein de saveurs. De même que le fruit, la mode ne peut exister en tant que pure création. « L’existence précède l’essence », avait affirmé Sartre.

La mode est un humanisme.

La mode prend toute son ampleur, dès lors qu’elle fait l’objet d’une réception, d’une appropriation. A vrai dire, la mode dépend tout autant de l’habit, que de la manière de le porter. Si le couvre-chef a longtemps été de rigueur, il était à quitter dans la maison du Seigneur. Les exemples de ce genre sont innombrables et rappellent que la mode est le reflet d’une culture. Parce qu’on considère les us et coutumes, les traditions vestimentaires et les codes hiérarchisant la société, balayés par la mondialisation, on estime que la mode est devenue uniforme et comme aisément prévisible ; toute société mondialisée est vouée à se vêtir à l’occidentale et à sacraliser le folklore dans des musées.

Une telle affirmation est aussitôt mise en échec, dès lors qu’on cesse d’observer uniquement l’habit ou l’accessoire comme produit de la mode pour considérer la manière de le porter, de le montrer. Car à l’uniformité la mode allie l’individualité. Elle tend constamment à satisfaire cette double exigence sociale de lien, de rattachement au groupe et de distinction, de séparation, de « niveau et de barrière » si on se réfère aux travaux du sociologue Edmond Goblot. Malgré son impériosité régulatrice, la mode ne peut rester figée puisqu’elle est substantiellement rebelle. Avec la mode, la conformité supporte mal la banalité.« La mode appartient à ce type de phénomène qui, dans l’intention, vise une diffusion toujours plus étendue […], mais qui se contredirait et s’anéantirait en parvenant à ce but absolu », écrivait Georg Simmel en 1895.

Ainsi à quoi bon vouloir prédire la mode ? Toute établie semble-t-elle, elle appelle à l’émergence d’un contre-courant. Tout cela fait le pendant de la dialectique entre conformisme et marginalisme, voire entre diktat de l’instantanéité modiste et putsch vestimentaire des contestataires. Prédire la mode revient à s’aventurer dans une quête aussi vaine que définir les tendances contradictoires du genre humain.

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