Regards d’ailleurs, rêveurs

C’est une force incroyable, que de laisser toute liberté à son regard de s’évader. Un pouvoir permettant de témoigner ou de rêver.

L’Histoire de la photographie est riche, vaste, évolutive. Au fil des siècles, les façons de faire ont évolué. Complètement bouleversée par la technologie, la liberté dans la prise de position s’est encore davantage affirmée.

Un monde mis en scène.

Premier des quatre Droits de l’Homme dans la Déclaration de 1789, la liberté s’est donc très vite, après la Révolution, imposée comme fondamentale. Et notamment à travers ce que l’on appela la « libre communication des pensées et des opinions ». C’est bel et bien pour cette liberté-là que les artistes semblent vivre, se battre avec le quotidien, cherchant à le fuir, mieux l’affronter, le rendre meilleur ou inventer un monde parallèle – leur propre monde – et pouvoir ainsi mieux s’y réfugier. Avec une grande liberté de ton, l’un de nos contemporains, le photographe et plasticien David LaChapelle – qui a fait poser les plus grandes célébrités – va droit au but en plaçant les obsessions de la société contemporaine au cœur de son travail. Dans des mises en scène très travaillées, comme ont déjà pu le faire par le passé Brassaï ou Bill Brandt, également codifiées, retravaillées avec des couleurs liées de façon morbide à la recherche du plaisir et du superflu, l’artiste – qui oscille entre le kitsch et le pop baroque – va bien au-delà de ce que l’on définirait comme de la photographie de mode. Témoin de son temps, il met en scène le monde, le détourne, avec toujours une grande émotion dans ses photos. Sa très grande liberté – entre religion détournée et critique sociale – lui permet de bousculer les frontières, lui qui « revendique une liberté totale : passer d’une planète à ses antipodes ». Son parti pris peut désorienter, sembler provocateur, lorsqu’il pastiche ce qui est de l’ordre du sensible – la peinture religieuse, la peinture d’histoire, la richesse – et met en scène des allégories, notamment en parcourant sa série Heaven to hell, pour mieux exalter le pouvoir de l’image aujourd’hui.

Détourner l’image pour mieux interroger, voilà une liberté qui s’est davantage accentuée ces dernières années avec les avancées technologiques, optiques et chimiques. L’image est devenue complètement malléable. Nous sommes aujourd’hui bien loin des célèbres Distorsions de Kertész, sans en être toutefois si éloignés, si on laisse de côté le procédé. En 1930, cet artiste de l’avant-garde photographique s’intéressa aux déformations optiques. Sa série de nus féminins aux corps complètement étirés, voire entièrement désagrégés, marque déjà une volonté de l’artiste de créer pour « donner à penser » la réalité. Cette liberté du photographe de modeler et de déformer à souhait est un véritable pouvoir. Pouvoir intensifié avec l’apparition, vers 1990, de l’image numérique, faisant connaître aux professionnels un véritable bouleversement de l’industrie photographique, modifiant, au passage, leurs méthodes de travail et décuplant les possibilités. Plus besoin de mises en scène imaginatives, de travail en amont bien préparé et rodé : les logiciels permettent dès lors une plus grande liberté de création allant de la simple correction d’exposition au montage le plus poussé. Le photographe a alors toute la liberté et facilité de modifier une réalité pas toujours gaie et de tromper l’œil du grand public qui, lui, en a tout aussi besoin. Sa liberté dans l’aspect créatif est d’autant plus large que les moyens se révèlent désormais multiples, objets de tous les possibles.

Distorsion n°141 © André Kertész.

Distorsion n°141 © André Kertész.

La libre pensée du regard.

« Photographier c’est une attitude, une façon d’être, une manière de vivre » dit Henri Cartier-Bresson. Une façon de photographier en toute liberté. Chacun la sienne. Le photographe est libre d’imposer son regard, de s’exprimer, de révolutionner ou d’inventer un univers. Comme le fit, par exemple, Helmut Newton avec la mode. En photographe provocateur, il a rempli les magazines de femmes sculpturales, faisant de son univers un monde rêvé révélant le pouvoir de séduction des femmes tel qu’il l’éprouvait lui-même.

Comme le fait, au quotidien, chaque photographe selon sa propre sensibilité en se promenant, s’évadant, parfois même en se perdant dans ses pensées, dans des allées, le temps d’un instant. La liberté photographique ne se retrouve finalement que dans ce que l’on s’autorise à faire avec. Ainsi, chacun définit, en quelques clics, consciemment ou non, ce qu’il souhaite révéler, capturer de l’instant présent. C’est bien là la liberté du regard. Des regards façonnés par sa propre expérience, vie, éducation, qui se dévoilent et s’expriment telle une pensée.

Figer pour témoigner de « l’après »…

Capturer la liberté, certains grands photographes s’y sont, à un moment donné, intéressés. En 1962, aux premières loges de l’indépendance algérienne, Marc Riboud, qui, avec sa soif d’ailleurs, n’a su garder que la photographie comme seul point d’ancrage de sa vie, réussit à saisir, au vol, ce qui fut considéré comme un instant décisif. Riboud réussit ainsi à faire ressortir des photos criantes de vérité. L’Américain John Godefrey Morris, lui, a travaillé pour Life au moment de la Seconde Guerre mondiale et a suivi les troupes alliées après le Débarquement en Normandie. Ses photos ne sont pas des images de combat comme ont pu en ramener bon nombre de photographes engagés  – à l’instar de Capa sur la guerre civile en Espagne – dans les années 1920 et 1930, période à laquelle le reportage de guerre semble avoir véritablement marqué les esprits. Portraits ou scènes de vie, elles traduisent les premiers moments de liberté retrouvée. Cette liberté immortalisée est synonyme de moment fort pour les familles touchées ; de témoignage et de prise de conscience pour la jeunesse d’aujourd’hui et celle de demain. Pour se souvenir, ne pas oublier. Des images prises sur le vif, bien figées, qui s’inscrivent parfois comme les derniers témoins de moments forts du passé. En témoigne également la très belle photographie du révolutionnaire qu’était Ernesto Guevara, prise par Alberto Korda le 5 mars 1960 à La Havane, dont l’image devient, à la mort du Che, une véritable icône pour le mouvement de 1968 et un symbole de révolte contre l’ordre établi, de liberté du peuple, et d’espoir pour toute une population d’Amérique latine.

Le photographe engagé.

De la fin du XIXème siècle aux années 1930, la photo s’implante progressivement et massivement dans la presse. Naît alors le photoreportage. Le photographe, et notamment le photoreporter qui exerce très souvent son métier en indépendant, s’inscrit comme témoin des instants qu’il cherche à capturer pour mieux éveiller les consciences. Cette liberté du regard passe donc aussi par l’engagement.

Le photoreportage de guerre a particulièrement marqué les esprits. C’est d’ailleurs en ce sens que Capa, Seymour, Cartier-Bresson ou encore Rodger ont créé Magnum : pour permettre aux photographes de garder un contrôle total sur les droits de leurs photos face à des patrons de journaux omnipotents, détériorant ou faisant disparaître les négatifs, se permettant de recadrer les images… Leur crédo : capturer les événements forts des soixante-dix dernières années et dévoiler des images symboles visant à façonner la mémoire collective. On se souvient de Capa revenant des plages normandes, ramenant avec lui des clichés d’une telle intensité dramatique qu’ils vont bouleverser le monde occidental. Dès lors, les photoreportages de l’agence Magnum – qui posent alors les bases de l’indépendance des photographes et de leur statut d’auteur – appréhenderont la photographie comme ils appréhenderont le monde. Ce collectif est donc lié par son désir de photographier en toute indépendance. Des photographes libres de leurs mouvements, de leurs sujets, de leurs reportages, de leur durée ; une liberté comme condition indispensable à leur engagement. La liberté du photographe est alors synonyme de droit d’auteur qui maîtrise ainsi son copyright et le contrôle de la diffusion des tirages.

Été 1944 © John G. Morris.

Été 1944 © John G. Morris.

Censure versus limites.

La notion de liberté d’expression a parfois ses limites, comme ce peut être le cas avec la censure, souvent politique ou religieuse, qui existe non seulement dans la presse, mais aussi dans le théâtre, la musique, la littérature. Dans le monde de l’art. Une censure encore bien présente, même à l’ère démocratique. L’artiste chinois Ai Weiwei connaît bien le sujet, censuré à maintes fois par Pékin depuis ses premières œuvres des années 1990. En été 2015, un grand photographe italien du nom de Gianni Berengo Gardin faisait l’objet de censure pour avoir voulu dénoncer le tourisme de masse à travers la photographie de paquebots géants étouffant Venise. Ses photos, regroupées sous le nom de Mostri a Venezia (Monstres à Venise) n’avaient alors pas pu être exposées au grand public comme ce devait être le cas au Palazzo Ducale, suite aux protestations du maire de la ville. Quelques mois plus tôt, c’était une œuvre de la photographe Diane Ducruet, qui travaille depuis quinze ans sur le concept de la famille, qui fit l’objet de censure : sa photo Mère et fille, quadriptyque d’une mère allongée sur sa fille, a agité maints esprits anonymes et fit parler dans le milieu, en plein Mois de la photo à Paris. Un cliché qui fut retiré de l’exposition avant même d’avoir été vu, considéré comme fortement dérangeant.

Autant de censures qui font une nouvelle fois s’interroger sur le pouvoir des politiques et des institutions sur la liberté d’expression, et reposent encore la question des limites, de la réelle place de la liberté chez les artistes, eux qui ne cherchent qu’à rendre compte, à proposer des mondes meilleurs dans lesquels se plonger, à interroger, à faire voyager… Et réveillent notamment la frontière entre la limite à ne pas franchir et celle que l’on peut encore s’autoriser à dépasser.

Photographie à la Une : Le déluge de la cathédrale © David LaChapelle.

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