Ernest & Salinger

Ernest & Salinger - © Julien Chevallier

L’Horreur ? Ce n’est rien. Une bête invention de notre petite et cruelle nature humaine.
La Guerre ? Ce n’est rien. De l’horreur et de la stupéfaction à grande échelle.
Et si rien de tout cela n’est réel, cette discussion et ces personnages n’ont jamais existé.

Paris, 25 août 1945. De la fumée, des éclats de voix, des bombes qui explosent au loin, là-bas, derrière le vol paresseux de ces drapeaux étoilés et tricolores qui flottent au-dessus du pavé. Des enfants courent un peu partout, les bras levés ; ils dansent, crient, zigzaguent entre les corps abandonnés des collaborateurs et soldats allemands. Les rues sont pleines et animées, elles s’allongent en un cortège de chairs agitées ; une liesse humaine et cruelle que surplombe sans ciller l’imposante façade du Ritz. Elle aussi semble briller d’une lueur nouvelle. À l’intérieur, deux hommes discutent sur le zinc élimé du comptoir. Il règne ici un silence ouateux, embué par les vapeurs d’alcool que sert avec aplomb le barman à ces deux uniques clients. Pas un cri ne vient filtrer entre les murs, juste le bourdonnement d’inaudibles déflagrations qui vient rompre la monotonie de leur conversation. Paris est libérée. C’est un jeu de contraste, l’ombre et la lumière de deux écrivains, morts et survivants.

Ernest Hemingway […] Je connais vos nouvelles, Jerry. Je suis parvenu à me faire livrer le New Yorker jusqu’ici. Vous avez quelque chose qui s’apparente à du talent. C’est encore jeune mais ça tient la route.

Jerome David Salinger Merci Monsieur Hemingway. Rien ne me fait plus plaisir que d’entendre cela de votre bouche. À vrai dire, je crois que je n’avais pas éprouvé la sensation physique du sourire depuis bien longtemps.

EH Vous avez le sourire mélancolique. Une sale époque pour les sentiments. Avec tous ces meurtres, ces trahisons, ces complots brillants et ces héros sordides, on ne peut décemment plus s’en remettre à la mélancolie. Paris est pourtant l’une des villes qui se prête le mieux à ce genre d’exercice, croyez-moi. Je vais vous dire une chose ; vos nouvelles ont fait renaître en moi la mélancolie, et j’en ai éprouvé un malin plaisir.

JDS Je ne sais pas si c’est ce que je recherchais en écrivant cela…

EH Votre message n’a aucune foutue importance. C’est la sensation réelle qui prévaut sur tout le reste. Comme je disais, j’aimerais écrire comme Céz…

JDS La réalité, je ne sais plus ce que c’est. J’ai l’impression qu’il me manque quelque chose, quelque chose que je pensais pouvoir trouver dans l’armée, dans la fraternité… Mais ce n’est pas venu.

EH Mmmh… Il n’y a rien à trouver ici, si ce n’est des cendres. Mais la guerre a cet avantage : vous finissez toujours par trouver ce que vous avez perdu.

JDS J’ai perdu beaucoup de choses. Des camarades, des cousins, des amis –  les vrais. Ces inconnus qui boivent avec vous le soir et qui disparaissent le lendemain.

EH Jérôme, ne jouez pas au soldat patriotique avec moi ! Nous sommes sur un territoire défait, sur le sol d’une nation humiliée. Vous n’êtes pas leur sauveur, vous êtes un envahisseur qui a mis fin à leur calvaire. Ils ont perdu beaucoup plus que des frères d’armes ici. Je vous parle de ce que vous avez perdu avant, car c’est bien de ça qu’il s’agit dans vos textes, pas vrai ?

JDS Oui, sans doute.

EH Comment s’appelle-t-elle ?

JDS Oona.

EH Un joli prénom. Vous allez la retrouver.

JDS Je ne pense pas. Mais je prends plaisir à le croire.

EH Et bien moi, rien ne me fait plus plaisir que de retrouver un compatriote, et un écrivain qui plus est ! Mais dîtes-moi, comment une plume comme vous a atterri ici ?

JDS La 4ème division d’infanterie et moi sommes arrivés hier. Les combats avaient déjà presque tous cessé.

EH La division et vous… Vous parlez comme si cela ne vous concernait pas directement.

JDS Vous savez, Monsieur Hemingway, j’ai vu beaucoup de choses là-bas, dans ces centres de réfugiés, comme ils les appellent. Je n’arrive toujours pas à y croire et essaie de m’en détacher, en vain. C’est la folie qui a inventé ces camps, c’est la guerre qui a construit tout cela. Et c’est l’armée américaine qui a débarqué, c’est la 4ème division d’infanterie qui est entrée là-dedans. Je n’ai fait que suivre.

EH Appelez-moi Ernest.

JDS Je ne comprends pas, Ernest. J’ai pourtant lu vos récits, la description que vous faites de la souffrance, de la douleur, de la perte et de la mort. J’ai vécu la guerre moi aussi… Je dois vous avouer quelque chose : je crois que j’ai vécu cette guerre parce que c’est vous qui l’avez décrite.

EH Venant de vous, je prends cela comme un compliment. Ces descriptions étaient ma façon à moi de me détacher de l’horreur.

JDS Comme lorsque vous décrivez, dans L’Adieu aux armes, ce soldat mutilé agonisant dans la boue ?

EH Oui. Même si tout cela est derrière vous, même si vous pensez que c’est un mauvais rêve, il faut apprendre à vivre avec, apprendre à revoir ces images la nuit. Pour les écrivains comme nous, il est essentiel de transformer ces projections en objets, ces flashs aigus en lumières du crépuscule. Sans ça, on ne dort plus.

JDS Vous avez connu la Première Guerre Mondiale, celle d’Espagne, et maintenant, vous voilà de nouveau ici. Pourquoi ?

EH Ce sont les images qui importent… Et puis j’aime bien cette ville, je n’allais pas les laisser détruire mes bars préférés ! Regardez ce qu’ils ont fait à cet hôtel ! Une chance que je sois venu libérer la place avant que vous n’arriviez, sinon nous serions en train de boire du mauvais schnaps sur des gravats à l’heure où je vous parle.

JDS Ou bien nous ne nous serions jamais rencontrés. Vous seriez mort, comme ce soldat dont vous parlez.

EH Vous êtes un jeune homme surprenant Monsieur Salinger. Un brin agaçant, je dois dire. Que représente ce soldat pour vous ?

JDS Il est ce que je n’arrive pas à faire ; il est l’oubli. Vous décrivez son agonie de manière déshumanisée. Sa tête purulente, éventrée, vous en parlez comme d’un pot de fleur cassé, c’est bien ça ?

EH Ravi de voir qu’un jeune homme se souvienne de ça. Moi, je ne m’en souviens déjà plus.

JDS C’est ce que j’aimerais faire, même si je ne suis pas d’accord avec vous.

EH Comment ça ?

Ernest & Salinger - © EricForey-Border

Ernest & Salinger – © EricForey-Border

JDS En entrant dans Paris ce matin, juste avant de pénétrer dans cet hôtel pour venir à votre rencontre, j’ai assisté au lynchage d’un homme que l’on accusait d’avoir appartenu à la milice allemande durant la bataille de Paris. Les gens chantaient autour de nous, des femmes et des hommes venaient nous féliciter, des mères me tendaient leurs nouveau-nés pour que je les embrasse… Au milieu de cette foule enthousiaste, un groupe de résistants s’est formé autour de cet homme. Ils l’ont mis à terre, ils l’ont roué de coups. L’homme n’a rien dit, il ne s’est même pas défendu, n’a pas émis un seul son, et l’on n’entendait que le bruit sourd et mat des bottes sur son crâne. Personne n’est intervenu et quand le groupe s’est dispersé, l’homme était mort, baignant dans une marre de sang.

EH On ne peut pas tout contrôler. Ne vous sentez pas coupable pour ce qui est arrivé à ce malheureux.

JDS Je ne me suis pas senti coupable, pas un instant. La seule chose qui m’ait traversé l’esprit en assistant à cela, c’est le passage de votre livre. Sa tête ne ressemblait pas du tout à un pot de fleur brisé, elle m’apparaissait davantage comme un fruit tombé au sol. Un fruit trop mûr, éclaté, qui rendait son jus. Je voyais plutôt cela comme quelque chose de vivant, pas un objet inerte mais de la matière organique, palpitante mais déjà morte. Comme vous, je ne voyais pas un crâne explosé, pas une mâchoire disloquée ou des globes oculaires évidés. Je voyais une cosse rouge, de la chair de mangue brune, de la terre visqueuse et des petits cailloux blancs. Comme vous, je me suis échappé de la réalité mais il me fallait un réceptacle vivant, l’abstrait ne me convenait pas.

EH Je vois. Dans mon cas, l’objet inanimé était préférable. Aussi, je n’aurais pas pensé à un fruit. Les projections inconscientes n’obéissent qu’à une seule règle – celle de la fuite. Transposer le réel dans une autre substance, toujours empreinte de réalité mais différente. Ce qu’il faut, c’est écrire une seule phrase vraie. Écrivez la phrase la plus vraie que vous connaissiez.

JDS J’ai vu des choses horribles, mais leur souvenir se transforme dans mon esprit. Elles restent vraies sans doute, mais la vérité qu’elles acquièrent n’a rien à voir avec le réel.

EH C’est là que vous vous trompez. Votre mémoire peut être défaillante, elle peut parfois vous envoyer des signaux codés, vous épargnant ainsi la douleur, les remords aussi, mais elle reste ancrée dans votre réalité. C’est votre réalité à l’objet et au vivant qui est importante.
Regardez, pas plus tard qu’hier matin, alors que l’insurrection faisait rage dans les boulevards, que les poches défensives allemandes crevaient les unes après les autres, il m’est venu une pensée étrange. Ce n’était pas seulement une sensation personnelle, mais quelque chose de plus grand, une vibration qui s’était emparée également de la foule qui encerclait les tireurs isolés. J’étais à la tête d’une petite troupe et nous étions parvenus à acculer une garnison de SS dans le quartier latin. Ils n’étaient plus qu’une dizaine, leurs camarades tombaient par grappes entières, recouvrant le sol d’un tapis d’uniformes tâchés de sang. Et là, alors que leur défaite était évidente, un jeune soldat allemand s’est réfugié dans un char, a actionné l’engin et pointé le canon sur nous. C’était une vieille prise de guerre qui datait de 1940, un char Renault F-17, une machine croulante et démodée. En le voyant se fatiguer si bravement sur les leviers rouillés, tentant en vain de sauver sa peau, un rire glorieux, moqueur et violent est venu emplir les poumons de l’assistance ; moi le premier. Il y eu un bruit d’engrenages, quelques tressautements mais la lance n’a rien craché. Pas d’explosion, pas de fumée, pas de métal en fusion venant brûler nos chairs ; rien que nos rires hilares éclatant dans la rue. Les autres allemands étaient tous morts et, chose étrange, quand ce jeune soldat est sorti de sa trappe, nous voyant si gaillards, il s’est lui aussi mis à rire. Un rire sincère, spasmodique, qui a vibré longtemps dans mes oreilles, bien plus longtemps que le coup de feu qui a suivi, plus réel que cette balle qu’un français venait de lui loger dans la nuque.

JDS Il y avait cette femme juive à Dachau… Je lui ai donné à manger. Son corps était tellement amaigri, son ventre gonflé par la dysenterie et sa tête tellement disproportionnée du reste, que je n’ai pu m’empêcher de la comparer à une quille de bowling. Ils étaient des centaines comme elle, rassemblés devant les baraquements. Des centaines et des centaines de quilles livides. Un soldat de la division lui a lancé une pomme, une simple pomme, et la femme s’est écroulée sous l’impact, entraînant une demi-douzaine de personnes dans sa chute. Le soldat a crié strike ! Nous nous sommes tous mis à rire, sans pouvoir nous arrêter.

EH À Verdun, juste avant le massacre, nous avions capturé un allemand et l’avions balancé dans un trou de glaise. Il avait égorgé huit de mes compagnons durant la nuit avec sa simple baïonnette. Il prétendait être clown dans le civil. Affaibli et maltraité, il continuait cependant de faire le pitre. Il était très bon à vrai dire ; il nous contait des histoires drôles en allemand que nous ne compreniions pas mais auxquelles nous riions de bon cœur. Il était en représentation disait-il ; là, dans la boue, l’eau et le froid. Nous nous rassemblions chaque soir autour de sa fosse pour l’applaudir. Sa dernière volonté fut de monter sur scène. Nous avons fait descendre un marchepied dans la glaise et pendant deux heures il nous a donné un spectacle d’une finesse et d’une sincérité que je n’ai jamais revues jusqu’ici. Nous l’avons fusillé le lendemain.

JDS Le matin du débarquement, un soldat a marché sur une mine. Il est resté une journée et une nuit sur place, sans bouger, au milieu des cris, du feu et du sang. Il n’avait pas dormi, pas mangé depuis des jours. Ce n’est qu’après qu’il soit mort de faim que nous l’avons trouvé. Ce n’était pas une mine mais une boîte de conserve. Un dramaturge de l’Arkansas en a fait une pièce comique qu’il joua le soir même dans le village libéré. Le succès fut total.

EH Dans une tranchée, un soldat antillais s’est fait griller la cervelle par un tireur d’élite allemand parce son sourire se voyait même dans la nuit la plus noire. Un violoniste anglais fut détaché dans ce bataillon pour leur jouer les sonates les plus tristes qu’il connaissait. Deux jours après, ils ont été gazés. On les avait repérés à cause de la musique.

JDS Mon amour m’a abandonné. Oona s’est mariée avec Charlie Chaplin, le plus grand acteur comique et narcissique de l’histoire du cinéma…

EH La vie est une grande farce, mon cher Salinger. Buvons à la santé de ces morts grotesques, de ces âmes qui sont parties dans l’hilarité générale. Transformons leurs remords en sourires magnifiques !

JDS Nous n’écrirons pas la guerre, Ernest, nous la sublimerons.

EH Buvons à cette rencontre.

JDS Buvons à la France.

Illustré par Julien Chevallier & Eric Forey.

Killian Salomon

Rédacteur / Auteur

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