Cold Blood

Les petites mains sont à l’honneur.

S’il ne devait rester qu’une injustice dans le monde du spectacle, en musique, en théâtre, dans le cinéma par exemple, qu’une cicatrice, nous verrions cet abîme qui sépare les grandes gueules, les belles gueules, ces gueules connues et reconnues, des petites mains qui prolongent leur souffle, leur prestance, qui modèlent les cadres dans lesquels nos stars peuvent s’épanouir, briller, mourir pour notre plus grand plaisir, nos plus vives douleurs. Combien de saluts mutiques qui couvrent d’indifférence le travail de dizaines d’acteurs et d’actrices de l’ombre ? Combien d’acclamations perdues dans le giron des seuls présences tangibles ?

Cold Blood signe la revanche des petites mains, la révolution de la technique qui envahit le plateau pour se donner à voir ; le spectacle se dédouble sur une scène bicéphale. Tête en l’air, un écran, un film poétique, comique et sensible, douillet comme une soirée d’automne ; sept morts, « morts mécaniques, morts organiques, des morts qui sentent bon, des morts en pleine nuit, des morts en direct, des morts en silence », des morts en mots et doigté, toutes suggérées du bout des mains, susurrées de derrière un kilt, atténuées par la mélancolie sucrée d’une histoire d’amour qui revient comme un refrain, dernière image avant de basculer dans l’autre vie. Tête droite, la scène, un ballet de décors miniatures, de grues, de caméras, de projecteurs, de machines à fumée, d’illusionnistes vêtu-e-s de noir, occupé-e-s en silence à truquer le réel pour nous l’offrir au tamis d’un rêve quelques centimètres plus haut, et en direct, s’il-vous-plait.

Le temps passe, on ressasse un long déchirement : où regarder ? Sur scène, une danse de fourmi, précise et désordonnée, qui fascine et interroge : quelle sera la prochaine image ? que verrai-je bientôt que je devine à peine ? La petite fabrique du cinéma se révèle au bonheur des curieux. Sur l’écran les images se succèdent, révèlent les prouesses et l’ingéniosité des techniciens à l’œuvre dans l’obscurité, transportent les spectateurs dans un ailleurs brumeux ou coloré, soutenu par tout une palette de musiques éloquentes. Voyage en coulisse, au cœur de l’image ou dans le creux de soi ? Où regarder ?

Au ballet des corps s’ajoute celui des mains, personnages principaux d’une histoire de poupée. Sous l’œil des caméras une, deux, six, s’envolent et retombent, s’articulent et se désarticulent en rythme, dansent, conduisent, marchent, caressent, chacune étrangement habitée d’une entière personnalité : celle-ci conserve un petit-doigt tendu, celle-là son majeur, cette autre s’affaisse avec plus de mollesse. Les chorégraphies marient gestes quotidiens et figures géométriques, délicatesse et vigueur. La magie fonctionne particulièrement dans les moments volés, manque parfois de maîtrise à l’heure des lignes pures, ou lorsque le corps tout entier s’engage dans le cadre, mais pourquoi chipoter ?

À la fin du spectacle, une jubilation, celle de pouvoir applaudir, bien en face et debout, ceux et celles qui doivent trop souvent se contenter d’une esquisse de geste lancé depuis la scène ou répété en coulisse. Et un sentiment étrange, l’impression d’avoir visité la vie en traversant ces récits de morts, un reste de rire aux lèvres, une larme à peine éclose, le cœur ouaté d’amour et de suaves peaux.

Photographie à la Une © Julien Lambert.

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