Les Os Noirs

Une superbe plongée dans une noirceur d’où jaillit une beauté romantique.

Découverte à l’Espace Malraux de Chambéry, la nouvelle création de Phia Ménard, Les Os Noirs, nous plonge avec passion dans un univers où la noirceur intime de l’être se sublime en contraste d’une étonnante beauté.

Plongés dans l’obscurité, nous entendons tout d’abord quelques paroles… « Avez-vous déjà entendu chanter un oiseau dans la nuit ? […] ». Cet oiseau peut être l’interprète, Chloé Sanchez, qui sort progressivement de la pénombre. Elle se retrouve seule sur le plateau en prise directe avec la matière noire qui l’emporte telle une vague grossissant encore et encore par le souffle de l’air, devenant imposante, impressionnante et finissant par l’engloutir. Dans cette première scène, où ce monstre noir dévore corps et âme – monstre qui rappelle cette sorte de magma dans lequel évoluait Phia Ménard dans Icônes – on assiste à une première mort. S’en suit un retour à la vie, dans un endroit encore plus sombre et inquiétant, représenté par une forêt où le danger semble omniprésent. L’être renaissant évolue, erre au milieu de pics acérés et l’on perçoit toute la crainte, les tentatives pour se protéger qu’elle semble vivre. Dans l’écho de cris stridents et glaçants jaillissant d’outre-tombe, elle se relève, elle tombe avant que tout ne s’effondre.
Ce « passage à l’acte 1 » est éprouvant pour le spectateur car il doit accepter de plonger dans un monde assez angoissant tout en étant guidé par une maîtrise minutieuse de la scénographie où l’esthétique plastique et la conception de l’environnement sonore sont tout en contraste et relèvent d’une étonnante beauté.

Les Os Noirs © Jean-Luc Beaujault.

Le « passage à l’acte 2 » continue de nous entrainer dans les tréfonds de l’âme et l’on voit une masse se débattre sous une immense bâche noire. De là, et dans une lueur rouge, c’est un corps à l’animalité évidente qui se dégage. En poussant des cris de plus en plus forts, l’interprète forme progressivement un amalgame de matière formant ainsi une pierre par laquelle elle va être écrasée alors qu’elle tend sa main vers le public comme un ultime appel au secours. Cette scène s’inscrit dans un renvoi mythologique, notamment le mythe de Sisyphe qui fut condamné à faire rouler éternellement un rocher jusqu’en haut d’une colline sans jamais parvenir au sommet.
Ici, l’on peut se poser la question de ce que représente échouer, ne pas arriver à ce que l’on veut dans la vie, on est en prise avec la mélancolie et le désespoir qui peuvent pousser à l’acte ultime du suicide. D’autre part, Albert Camus, dans son deuxième essai philosophique, Le Mythe de Sisyphe, qualifie Sisyphe « d’ultime héros de l’absurde ». Cet aspect de l’absurde se retrouve dans Les Os Noirs par l’absurdité du destin de l’interprète, elle-même condamnée à mourir et à renaitre.

Renaitre, encore… On l’a maintenant parée d’une robe devenant marionnette ou pantin de sa propre condition, manipulée par d’autres sur lesquels elle n’a pas de contrôle. On la perçoit comme une petite fille à la fois fragile mais aussi déterminée qui entame une valse durant laquelle elle a l’air de traverser les âges de la vie. Elle pousse alors des gémissements et autres paroles brouillées dont le sens est à la fois imperceptible mais dont on peut, en tant que spectateurs, imaginer des mots et se faire son propre chemin. Petit à petit, elle semble devenir plus vieille ou se renfermer sur elle-même de part sa gestuelle et ses mouvements corporels. Elle disparaît dans un magnifique fracas laissant place à un dispositif scénique faisant écho à l’Emily Dickinson d’Angélica Liddell dans Esta breve tragedia de la carne, spectacle dans lequel l’artiste s’enfermait dans une cage transparente où elle était entourée d’abeilles. Là c’est une autre forme de cage dans laquelle flottent et s’entrechoquent des éléments comme autant de fragments d’une vie prise au piège.

Pièce du vent, Les Os Noirs, s’enracine également dans l’écorce terrestre avec le « passage à l’acte 3 ». Là, l’interprète est prisonnière de la roche. D’apparence monstrueuse, le corps de chair et d’os se libère de sa couche superficielle, déchirant la pierre. Les gravats et leur résonance sonore semble dire que cet être à nouveau ramener à la vie est entrain de piétiner les ruines de sa vie. Parée d’une cotte de mailles nacrée, elle va alors prendre dans ses bras un autre corps noir que l’on peut percevoir à la fois comme un cadavre et comme un humain fragile à protéger. Les images qui parviennent sont multiples : une Vierge à l’enfant de la tradition judéo-chrétienne, une Jeanne d’Arc sacrifiée et magnifiée (tout comme celle de Romeo Castellucci dans Jeanne au bûcher) ou une Ophélie shakespearienne sombrant dans la folie par amour.

C’est cet amour qui ressort finalement dans Les Os Noirs car en abordant la mort, le suicide, ce que transmet avant toute chose Phia Ménard c’est une passion pour la vie et que l’espoir n’est jamais perdu.

Photographie à la Une © Jean-Luc Beaujault.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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