Eros & Thanatos

Eros & Thanatos

les corps intemporels.

XXXIV

Oh fruit mûr, oh sensualité folle à mourir !
De toi deux images me hantent.
Mille fantasmes en moi enfantent,
Furieux torrents charriant les désirs
Innocente, avec un enfant tu jouais.
Sans malice ta langue lui montrait.
Soudain elle m’apparût instrument d’amour.
Oh désir de croiser ma lame dans ta cour !
Oh fureur du combat, bruit de l’acier.
Et soudain le souvenir d’une bataille perdue
Dans la mémoire d’une époque inconnue.
Oh l’envie du sang, oh l’envie de percer !
Je me souviens d’une nuit chaude de magie,
Les étoiles guidaient les marins dans l’orgie.
Je me souviens de ton corps électrique,
Ton ouïe attentive, ton regard perdu, extatique.
Tu buvais mes paroles et je disais :
Le plaisir de la manière sodomite.
J’ai toujours su que tes lèvres charnues
N’étaient que copie de la porte interdite.
Je rêve d’y frapper et que tu m’ouvres.
Prisonnier dans le palais que tu couvres
J’attends que tu viennes me délivrer.
Je t’aimerai la nuit où la lune impudique
Montre ses blessures. Lune pleine, ronde, grasse.
Obscène lune comme matrone de bordel.

Cher Demetrio,
Je viens de terminer la lecture de ton Eros & Thanatos.
En te lisant j’ai comme l’impression d’une nostalgie de cette époque que je n’ai pas connue. Celle durant laquelle vous pouviez rencontrer quelqu’un et, par simple sympathie, faire l’amour…sans autre question.
La liberté sexuelle.
Est-ce vrai qu’à l’époque il n’était pas nécessaire d’être beau, qu’il suffisait d’être gentil…que ça donnait envie de…faire l’amour…?
La liberté sexuelle…il paraît…
Tu sais que lorsque je suis né, en 1989, l’acte d’amour pouvait déjà porter en lui la mort.
J’ai beaucoup entendu parler de ces années de la fin de cette décennie, comme une sorte de glissement des comportements sexuels vers un renfermement.
Je suis donc de cette génération qui est née avec cette maladie, qui est enfant de cette frustration, et qui mourra malade et frustrée.
Je ne sais, ni quand tu as écrit ce poème XXXIV Eros, ni quand tu l’as vécu, si cela est le cas, mais je comprends un désir charnel foudroyant sans doute parce qu’inassouvi, est-ce que je me trompe ?
J’ai une question cher ami, comment fais-tu pour vivre avec ce souvenir physique si présent alors que tu ne l’as pas vécu ? Comment ton corps se souvient-il de quelque chose qu’il a fantasmé ? J’ai l’impression que tes membres vibrent encore à l’évocation de cette femme. Je ne comprends pas comment tes lèvres, ton sexe ou ton coeur peuvent revivre un souvenir qui n’en est pas un…
Voudrais-tu m’expliquer ?
Avec toute mon amitié.
A/

Cher Antoine,
Je te remercie pour la lettre que tu m’as adressée après la lecture de mon recueil.
Je dois t’avouer, en toute modestie, que ton choix du poème XXXIV, m’a à la fois surpris et en même temps m’a fait plaisir : oui c’est un poème que j’aurais voulu cacher, en tout cas j’aurais aimé que le lecteur ne le remarque pas. Une certaine pudeur de ma part, et aussi une volonté de le garder pour moi seul. Le fait que tu l’aies choisi et apprécié me donne la force de croire qu’il ne faut jamais s’autocensurer, car au fond, peut-être, c’était de ça qu’il s’agissait.
L’écriture de ce recueil « Eros et Thanatos » était dû, entre autres, au désarroi de ma génération qui découvrait, au milieu des années 80, l’ampleur du Mal que le Sida allait causer sur les corps et les esprits : oui, l’acte d’amour pouvait porter en lui la Mort.
Devant ce phénomène mortifère nous fûmes envahis de rage et d’impuissance.
Et comme tu le dis nous aussi nous devînmes nostalgiques de cette époque de l’âge d’or.
Epoque où ma génération qui avait vingt ans en 68, avait conquis la liberté sexuelle.
Qu’est devenue cette liberté après les « années Sida ? ». Nous vivons dans un monde de consommation immédiate, celle-ci effectuée, chaque objet du désir disparaît pour laisser la place à un autre désir, ainsi le cycle infernal peut se poursuivre.
Corps, sexe et érotisme ne sont pas indemnes de cette lourde tendance qui nous est imposée. Les Femen, nouveau mouvement féministe apparu sur la scène médiatique, utilisent leur corps comme un espace publicitaire… c’est dire à quoi le Corps a été réduit. Comment croire que l’Art pouvait rester en dehors de ces nouvelles problématiques ?
Revenons à ta lettre, tu parles de nostalgie, c’est peut-être la nostalgie qui a contribué à donner vie à ce « fantasme », que j’ignorais et qui va donner une identité à la femme du poème qui t’a suggéré tes questions. Cette jeune femme m’inspirait de la sympathie où venait se mêler le désir.
Il doit s’agir d’un fantasme resté enseveli, enfoui au plus profond de l’inconscient et que l’écriture du poème a ressuscité. Ai-je écrit ce poème à cause de ce fantasme enfoui, ou l’écriture du poème a donné naissance à ce fantasme ? Le poème a-t-il trouvé un objet d’identification en cette femme que je ne voyais plus depuis vingt ans ?
Répondre à ta première question, si je parvenais, voudrait dire mettre à jour la démarche complexe de l’écriture poétique, or nous savons que celle-ci surgit sans crier gare.
Une autre hypothèse pourrait aussi être émise : une fois le poème fini, je trouve qu’il charrie désirs fous et passions, le rythme et la versification le font particulier à mes yeux. Ce poème avait besoin de s’incarner pour mieux exister. Prendre source et formes dans le corps de cette jeune femme dont le souvenir dormait dans ma mémoire. Et c’est parce que le poème s’est incarné que le souvenir devient physique et que mon corps se souvient de son fantasme.
Au delà de cette tentative de réponse(s), je pense que l’Art et le Corps ont toujours eu une relation des plus problématique, souvent imposée par la société. La sculpture, la peinture, et tout récemment le cinéma et la photo, ont eu à leur disposition des outils qui leur ont permis de mieux aborder le Corps. Ce n’est pas le cas de la poésie et de la musique, obligées à poursuivre leur corps-à-corps avec… le Corps.
Cher ami, reçois toutes mes amitiés.
D.

Be first to comment

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.