Art et Religion

Vaste programme que de devoir réfléchir aux notions d’art et de religion. Quelles sont les relations que les deux ont entretenues ? Comment cela se croise t-il et quelles ont été les influences respectives de chacun ? Le mot « religion » en lui-même a une origine incertaine. De relegere, qui veut dire relire, rassembler, ou bien de religare qui signifie relier, attacher, l’emploi du mot s’est progressivement étendu à toutes formes de manifestations sociales en rapport avec le sacré. Ainsi, que ce soit l’islam, le judaïsme ou le christianisme, le rapport à l’art est différent : d’ordinaire transcendant, souvent chaotique. Ainsi, il est important de noter que cette ample réflexion se concentrera principalement autour de la religion chrétienne puisqu’elle qui est la plus iconophile des trois, malgré quelques turbulences et offuscations. Encore aujourd’hui elle est la plus grande religion au monde mais aussi la plus caricaturée dans les représentations visuelles.

Représenter ou ne pas représenter ?

Peindre la foi semble toujours avoir été quelque chose de compliqué et de controversé. Le judaïsme et l’islam en sont de bons exemples et peuvent s’apparenter à des religions plutôt iconophobes, contrairement au christianisme Pour les deux premières, la méfiance est de mise. Les images suscitent une vénération suspecte qui peut mener à l’idolâtrie, ce qui entraîne la masse dans un rapport illusoire au divin. Seule l’élite intellectuelle serait capable d’éviter cet écueil. Ainsi, ce qui est interdit par le Décalogue n’est pas l’acte de figuration en lui-même mais bien la création d’une image cultuelle. L’artiste, par l’acte même de création, devient un blasphémateur puisqu’il copie l’acte de Dieu. Lors du Jugement Dernier, il lui sera ainsi demandé d’insuffler la vie à ses créations, chose qui lui est bien évidemment impossible. Il devient alors la risée de tous puisqu’il n’est qu’un pasticheur. Cette conception ne prévaut pas en Occident, mais c’est pendant le Concile de Trente (1545-1563), qu’est discuté le caractère sacré des images. Doivent-elles être vénérées pour ce qu’elles représentent, comme des scènes de la vie du Christ ou de la Vierge, ou doivent-elles être honorées pour elles-mêmes, faire l’objet d’un culte de part leur statut béni ? C’est la première option qui est retenue.

Il n’est pas question ici de refaire toute l’histoire des dogmes religieux et des relations entretenues avec l’art mais bien de comprendre comment ce dernier s’est nourri de la religion pour se mettre à son service et ensuite la remettre en question. De la construction des églises, à la représentation picturale de visions, en passant par le travail des vitraux et de l’orfèvrerie ; tout était mis en œuvre pour représenter la richesse du christianisme, sa grandeur et sa puissance afin d’attirer le plus grand nombre de fidèles. Les arts sacrés devenant le moyen de montrer la magnificence et la transcendance divine, l’objet d’art incarne la préciosité du divin ; qu’il soit le fruit d’artisans ou d’artistes.

La Tentation de Saint Antoine © Félicien Rops.

Du culte à l’amour vache.

L’histoire de t’entremêlement de l’art au service de la religion nourri de nombreux ouvrages d’histoire de l’art qui se sont intéressés à la question. Ici la réflexion se porte plutôt sur les points de basculement. Quels ont été les éléments déclencheurs et les points de scission dans cette relation parfois fusionnelle de l’art et la religion ? Car de ces brèches entrouvertes sont nées de nombreuses œuvres contemporaines qui dénoncent, s’emparent ou encore se moquent de la foi. Quelle est la place donnée à la religion dans la création contemporaine ? Car à force de souvent la tourner en dérision, on fini par lui donner beaucoup d’importance et de présence.

C’est le début des années 1870 qui marque la rupture du pacte sociale quant à l’interdiction sous-tendue de se moquer de la religion. Cette désunion est le fruit des évènements de la Commune de Paris (18 mars – 28 mai 1871), qui a été une période insurrectionnelle dont la dernière semaine est connue sous le nom de « Semaine Sanglante ». Ainsi, Félicien Rops est le premier artiste à se moquer de la symbolique religieuse avec sa Tentation de Saint Antoine (1878). Le Jésus crucifié ordinaire est remplacé par une femme nue au corps délicieusement désirant qui se tient face à Saint Antoine, qui semble lutter contre cette vision qui n’est plus de nature religieuse mais bien d’un fantasme sexuel. La religion n’est plus invulnérable en haut de son piédestal, l’art n’étant plus ce qui la met en avant dans toute sa splendeur. Il peut devenir le moyen de caricature le plus incisif mais aussi permettre un renouvellement du regard. La rupture est nette et délibérée, la création artistique ne sera plus seulement un véhicule idéologique, celui qui motive les foules devant la transcendance d’une beauté d’origine divine. La représentation de la religion a basculé, passant d’effigie intouchable à objet de dérision. Les images ayant un lien à la religion suscitent de nouveau la méfiance mais non plus pour les mêmes raisons.

Vierge corrigeant l’enfant devant trois témoins : André Breton, Paul Eluard et le peintre © Max Ernst.

Quand le sacré n’est plus.

Les symboles sacrés tels que la croix, la Vierge Marie ou encore la figure de la bonne sœur sont copiés, questionnés ou encore tournés en ridicule. Leur représentation va-t-elle de pair avec l’idée et la place de la religion aujourd’hui ? Est-ce un simple humour dénonciateur ou un réel blasphème? L’art, et plus particulièrement la photographie et la peinture, deviennent l’endroit de jeu préféré des artistes qui veulent jouer avec ce renversement des relations. Ainsi, Ernst avec sa Vierge corrigeant l’enfant devant trois témoins : André Breton, Paul Eluard et le peintre, (1926), est un des premiers à profaner les liens sacrés de Jésus à sa mère. À l’encontre de la béatitude maternelle face à ce fils parfait, Marie assène à Jésus, dont l’auréole est tombée au sol, une fessée cul nul. Mais les scandales et l’offuscation vont parfois plus loin, comme en témoigne les réactions face à Immersion (Piss Christ) d’Andres Serrano (1987). Menaces de retrait de l’œuvre, vandalisme, l’histoire autour de cette œuvre cristallise bien ce retournement des relations et des enjeux entre l’art et la religion. Ainsi, la photographie d’une hauteur de 152 cm pour 102 cm de largeur représente un crucifix de couleur claire, baignant dans une atmosphère d’apparence fluide. A première vue, rien de si dérangeant que cela, cette lumière dorée pouvant rappeler celle qui traverse les vitraux chauds de l’église au lever ou au coucher du soleil. Mais le titre choque, il rappelle l’immanence de la condition humaine où se mêlent le sang ; qui aurait pu être vu noblement ; et l’urine. Comment prier devant ce Christ submergé par les fluides corporels humains ? Où se retrouve la sacralité d’une telle oeuvre qui use pourtant de la symbolique religieuse ? L’art devient non plus un vecteur idéologique mais bien une porte ouverte à la réflexion des déboires religieux. Ainsi Serrano, qui se dit chrétien, rappelle que son titre est tout bonnement descriptif. Cette œuvre est loin d’être unique dans ce genre de réactions vives et choquées. La vexation semble se retrouver à chaque fois qu’un symbole saint est remodelé, comme en témoigne Yo Mama’s Last Supper (1996) de Renée Cox. Le christ torse nu, qui ne choque personne dans sa représentation traditionnelle, fait ici réagir vivement puisqu’il s’agit d’une femme. En aucun cas ne il ne peut être pensé comme étant une femme, totalement nue, qui en plus de cela, est ici un autoportrait de l’artiste jamaïcaine. Quant à Judas, le traitre, il est la seule personne blanche alors que les onze autres protagonistes sont des hommes noirs se tenant dans les mêmes positions que la Cène de Vinci, peint dans les années 1490. Non seulement des rassemblements chrétiens se sont vivement opposés à cette œuvre créée de la main d’une artiste femme racisée, mais le maire Rudy Giuliani a aussi menacé d’établir des règles quant à la décence dans les musées new-yorkais. Jusqu’où les artistes peuvent-ils détourner les codes religieux ? Orlan, avec sa série Le drapé, le baroque (1980) mêle la symbolique religieuse dans ses photographies en noir et blanc avec la Vierge Blanche, la Vierge Noire ou encore Sainte Orlan. Sa mise en scène d’une iconographie baroque où les drapés volent sous la transcendance du message divin, peut nous faire penser à la virtuosité du Bernin avec L’extase de Sainte Thérèse, (1647-1652) par exemple. Mais ici ce n’est pas la bouche entre-ouverte de la sainte qui nous interpelle par sa sensualité mais bien ce sein qui se dévoile entre deux plis de sa robe. L’utilisation de l’imaginaire religieux permet d’interroger le statut du corps et les pressions religieuses, sociales et politiques qui s’y retrouvent. La religion n’est pas seulement moquée dans l’art contemporain, elle peut aussi devenir le vecteur de réflexions sociales et politiques ; inversant alors le rapport premier entre les deux. Mais les artistes contemporains flirtent-ils avec la limite en déjouant la fameuse opposition entre liberté d’expression et provocation qui va trop loin ? Comme le dit François Boespflug, historien de l’art chrétien : « l’un et l’autre vont devenir stériles s’ils ne se parlent pas. »

Du spirituel dans l’art de Kandinsky © Bibliothèques Médiations.

La transcendance par la spiritualité.

Ainsi, l’art et la religion s’attirent et se repoussent. Quand le premier n’est plus au service de l’autre, les enjeux se tendent et les limites quant à l’acceptable deviennent floues. Mais alors, qu’est-ce que cela signifie de faire un art religieux aujourd’hui ? Est-ce tout simplement encore possible, ou faut-il tout simplement déplacer la compréhension de ce que l’on pense comme étant sacré ? Peut-être faut il réfléchir au lien entre les deux, non plus dans un rapport divin mais plutôt dans une conception plus spirituelle. A l’image des artistes qui peignaient les visions reçues par les saints ; en peignant leurs propres visions intérieures, ne sont-ils pas plutôt dans un art qui réfléchit plus largement à l’âme et la mort ? Ainsi, les symboles religieux, tels que le crucifix ou la Vierge, disparaissent pour laisser place à l’introspection et à une conception plus mystique de sa propre intériorité. C’est notamment l’art romantique qui est le premier à penser que la création est un moyen d’accéder à des connaissances supérieures divines. Une nouvelle forme de conscience se développe, l’art devient un moyen privilégié pour rendre intelligible l’invisible. Kandinsky dans son ouvrage Du spirituel dans l’art (1911), explique notamment que l’artiste doit entraîner l’humanité vers le haut par son talent. Ce n’est plus Dieu qui transcende mais bien la beauté de l’art, l’intériorité des artistes.

Girl with Balloon © Bansky (autodestruction).

L’art comme nouvelle religion.

Ainsi, les œuvres ne sont plus sacrées grâce à leur statut cultuel mais bien parce qu’elles s’inscrivent dans ce qui peut s’apparenter à une nouvelle forme de vénération : celle de l’art contemporain et de ses artistes touchés par la grâce du génie qui raflent des côtes astronomiques. Il semblerait que cette grâce artistique, qui confère aux productions le halo doré de la reconnaissance, sacralise tant l’objet que l’artiste. Son talent est inné et ne demandait qu’à s’exprimer depuis sa plus tendre enfance. Le lexique de l’art contemporain et l’aura qui émane des objets d’art peut se mettre en parallèle avec les intentions chrétiennes. L’objet est mythifié et vénéré, son importance dans l’imaginaire collectif mais aussi sa valeur monétaire exorbitante, renforce cette idée que les « grands artistes » sont hors du commun des mortels. Bansky, en voulant dénoncer cela, tant par son anonymat que par sa fameuse œuvre, Girl with Balloon, qui s’est autodétruite lors de vente aux enchères, rentre malgré-lui (ou elle) dans ce monde où les gens chérissent la signature ; dans ce monde où l’art transcende le génie ; dans ce monde où l’art ne fait plus partie de l’immanence du quotidien mais bien d’une élite privilégiée. L’art contemporain est-il devenu la nouvelle religion à laquelle se vouer ? De plus, il est intéressant de voir qu’aujourd’hui, nombreux lieux sacrés tels que couvents ou chapelles, servent de lieu d’exposition pour cet art d’aujourd’hui. Les deux se retrouvent cloisonnés dans le même espace sacré mais les enjeux se sont inversés. Cependant, dans une époque où la religion ne gouverne plus tous les aspects de notre vie, l’art peut tout de même être compris comme étant religieux dans son sens premier : il relie les hommes entre eux et les rassemble.

Image à la Une © L’extase de Sainte Thérèse par Le Bernin.

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