Quand un spectacle se perd et que c’est heureux.
Jusqu’au 28 octobre, découvrez aux Célestins, à Lyon, un spectacle qui s’annonce mal, mais ne respecte pas son annonce.
À la lecture de la feuille de salle, et pendant les quinze premières minutes de la pièce, j’ai regretté d’être là. Ça promet : mélange de bien-pensance et d’humour noir sur la guerre de Yougoslavie — jusqu’à ce que la pièce s’échappe totalement du programme qu’elle revendiquait.
Récit d’une étrange expérience de spectateur, entre mécontentement et bonnes surprises.
Vieilles notions prises à l’envers.
À la lecture de la feuille de salle, je deviens angoissé : on me raconte que c’est l’histoire de comédiens rencontrés en Allemagne, dont certains membres ont connu le conflit yougoslave, qui y retournent pour travailler leur mémoire. Bon. On m’annonce « une véritable thérapie, intensive et très agressive ». Bien. On m’expose la volonté de transférer cette catharsis de l’acteur au spectateur. Soit. Je m’étonne, naïf : ces vieux démons du théâtre thérapeutique sont-ils encore d’actualité ?
Et, surtout, on revendique une pièce « étonnamment drôle », dont l’humour « ouvre les cœurs et empêche de sombrer dans le pathétique ou le dogmatique ».
Donc : une catharsis sans pathétique (étrange conception) et un humour qui permet d’accéder à la complexité des choses (très étrange conception – je pensais et pense toujours que le rire, c’est plutôt la fuite et la mise à distance).
Et puis, le spectacle commence. Des blagues sur Israël, sur la tournure d’esprit des allemands, dans une ambiance de one-man-show plutôt que de théâtre. Je suis au milieu d’une rangée de spectateurs. Je ne peux pas m’évader. Je vais devoir subir !
Les sous-titres sont minuscules, leur contraste trop fort, ils sont trop en hauteur : je ne parviens pas à regarder et les acteurs et leur texte. Comme c’est de l’allemand… Tant pis. Je vais passer une heure quarante à lire des sur-titres de mauvais goût.
Et puis… Il y a Frida !
Enfin, non, ce n’est pas la Frida de Brel, mais dans l’idée, c’est un peu cela : la pièce déraille, ouvre sur un inattendu qu’elle n’avait pas programmé. Derrière l’humour omniprésent et pas bien malin, se développe un autre discours, sur l’humain. Pas sur la catharsis. Pas sur la thérapeutique. Pas vraiment sur les horreurs que ces gens ont ou n’ont pas vécues. Juste sur : ces gens.
Les tensions. Les détentes. Les schémas inconcevables (le père de l’une des comédiennes est passé par un camp de concentration que tenait le père d’une autre comédienne), réels pourtant. Au fil de scène chorales, impressionnantes non par leur technicité ni leurs astuces scénographiques mais par leur intimité, l’espace théâtral se tisse de densité : une ambiance, un air du temps ; il y a quelque chose qui est là, qui flotte entre toi, spectateur, et eux, acteurs, comme une grande sympathie.
Pas le moins du monde thérapeutique — il faut en finir avec la surinterprétation d’Aristote — mais communicative. Les pays dévastés, les mentalités détruites, la haine, latente, tacite, se nourrissant de la méconnaissance de l’autre, le froid des âmes et les forêts sous la pluie.
C’est cela que l’on vit, avec eux, dans l’irrespect total des intentions annoncées — étrange conception de la communication, mais beau théâtre.
Jusqu’au 28 octobre, aux Célestins de Lyon, retrouvez l’étrangeté de la démarche de Common Ground, mis en scène et conçu par Yael Ronen.