Des correspondances au dilettante

Chronique d’une création qui nie frontières et étiquettes pour tendre à l’alchimie d’un art composite et pluriel, au risque de se perdre.

À une époque de spécialistes, où l’expertise et la souveraineté naissent de la seule monogamie, à une époque où se dressent des murs de plus en plus hauts, où l’on cloisonne à outrance l’existant, où tout se catégorise pour prévenir l’honni chaos, où les étiquettes pullulent et les genres s’amoncellent, où les pouvoirs publics, l’université et nos plus grands penseurs formatent et compartimentent tout savoir, tout fragment de réel, à l’heure où plus rien n’existe s’il n’est nommé, l’art lui-même s’expose à une fragmentation rigoureuse en disciplines et sous-catégories. Les correspondances baudelairiennes et le vœu wagnérien d’art total sont guettés par l’anéantissement et la dissolution dans la foule des dénominations, prisons conceptuelles.

Il n’en est, par bonheur, rien. L’hégémonie des spécialistes échoue à s’étendre au domaine de la création, l’art reste rétif aux normes, lois et systèmes des disciplines pour s’épanouir au contraire dans la transgression des codes, la négation des lignes de partage et l’affirmation de l’absolue nécessité pour la création de se diffracter sur tous les médiums potentiels. L’art s’amuse à déjouer les pièges du connu. Houellebecq n’est pas un exemple isolé : ceux qui aujourd’hui soufflent sur la création un vent nouveau sont les artistes transgenres qui pourfendent l’artificialité des démarcations et clament la porosité des disciplines, en un dialogue renouvelé, dans une ambition synésthésique sans commune mesure.

Plus de peintre, de photographe, de metteur en scène, de réalisateur, d’acteur, de musicien, de poète, d’écrivain, plus de chorégraphe, de sculpteur, de graveur, de comédien ; c’est sous la même bannière de l’artiste que se confondent les créateurs pour qui l’art est essentiellement pluriel, non borné, foncièrement ductile, en un mot total. Le terme en vogue de performer est symptomatique de cette nouvelle donne ; tout est matériau, prétexte, inspiration pour l’artiste contemporain et les mots, et l’image, et le corps et les sons sont convoqués, tour à tour et ensemble dans l’amalgame fécond d’une création ayant aboli ce qui jadis lui conférait sa souveraineté. En dilettante affirmé, l’esthète d’aujourd’hui, l’artiste de demain, est celui qui saute avec adresse d’un domaine à un autre, indifférent au murs qui se dressent devant son appétence à la totalité, telle une abeille qui butine de fleur en fleur pour en faire son plus beau miel.

Mais sous la dissémination tous azimuts de la figure phare de l’Artiste et de ses multiples avatars, sous cette dénomination fédératrice aux allures de rouleau-compresseur, l’écueil grandissant est de voir des faiseurs et autres imposteurs, auréolés d’une gloire quelconque chipée dans l’exercice hasardeux d’une discipline donnée, brandir la bannière d’un art total pour se vautrer dans la redite, le tâtonnement vulgaire et l’escapade touristique dans les allées d’un art, de son histoire et de ses mécanismes sous couvert d’exotisme, de renouveau ou de recyclage. Ceux-là aussi ont un nom : Bob Dylan, James Franco ou encore Lena Dunham. Profitant de leur notoriété, ils deviennent les scribouilleurs, les faiseurs de croûtes ou les pâles plagiaires de la création contemporaine. Là est l’écueil : que l’art voulant être tout ne soit, à force d’étendre son champ d’expression et de coaguler les vocations si loin de sa base, que néant.

© Photographie : Thierry Clech

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