Nous avons déserté l’Histoire. Nous ne vivrons plus de nos morts, c’est terminé. L’humanité a pour de bon fossoyé ses cadavres.
Le passé ne peut retourner au néant, à l’oubli, que par le présent. C’est en apprenant à regarder le passé dans notre présent que nous saurons nous affranchir de son impact tragique.
À quoi bon connaître d’où l’on vient si l’on ignore où nous sommes ?
À quoi bon découvrir l’Histoire – celle écrite par l’humanité – si nous n’osons toucher à ses apports instantanés ?
« Souviens-toi, Citoyen ! » : voici une phrase choc, un slogan efficace. Ainsi commémore-t-on le triomphe de la Révolution française, l’avènement de la citoyenneté, des droits de l’homme, etc. ; on se souvient avec émotion des « sacrifices » auxquels nos glorieux ancêtres consentirent afin que nous puissions, nous, devenir des hommes « libres et égaux en droits »…
Mais que devient la Révolution, que deviennent ces valeurs pour lesquelles il aura fallu tant de sang coulé, lorsque ce sont, avant et après, les mêmes accapareurs qui, par un effet de contorsion idéologique, s’en font les porte-étendards ?
Que signifie pour nous ce mythe de la Révolution française, qui fonde notre République, et que l’on se refuse d’ébranler sous prétexte des sacrifices, des luttes sociales qui auront rendu possible un tel renversement des rapports de forces, et du progrès, bien sûr, que ces Lumières de l’Europe auront fait déferler sur le monde ?
Mais l’Europe des Lumières est rapidement devenue celle des ténèbres et de l’obscurantisme, un Moyen-Âge qui ne dit pas son nom. Il se peut que, de génération en génération, trop de vénération ait apporté à l’arbre de 1789 plus d’ombre qu’il n’en fallait ; que, voulant à toute force le protéger des intempéries de l’Histoire, les hommes d’autrefois aient abreuvé ses racines (la Démocratie, la République, les Droits de l’Homme et du Citoyen) de trop de sang.
C’est ainsi que, de décennie en décennie, à mesure que nous nous éloignons de l’Évènement et de ses bénéfices, la mémoire révolutionnaire n’est plus, dans les jardins du Royaume de France, qu’un vieil arbre pourrissant sur pied.
C’est ainsi que le temps est peut-être venu pour nous, hommes d’à présent, artisans courageux de la vie future, d’arracher ce vieil arbre malade et monstrueux qui longtemps, par ses ramures incessantes, nous dissimula la vaste forêt du devenir.
Et de dire dorénavant : « Homme, regarde un peu où tu mets les pieds ! ».
Image à la Une © Lilia El Golli, Carbone 14.