Ivanov

L’amour comme force politique.

C’est à l’Arsenic, centre d’art scénique contemporain de Lausanne qu’Émilie Charriot présente sa dernière création, Ivanov. Travaillant sur une trilogie qui interroge la sexualité et ses tabous dans l’écriture contemporaine, dont le premier volet était King Kong Théorie, la metteure en scène fait un petit détour en adaptant le texte de Tchekhov avec beaucoup de talent.

C’est dans un silence quasi religieux que les derniers spectateurs entre dans la salle en ce soir de première tandis qu’Anna est seule sur le plateau, immobile, baignée dans un puits de douce lumière. Anna est la première femme d’Ivanov, une femme qui a renoncé à sa religion, à sa condition, par amour et qui se meurt enfermée dans une solitude. Outre celle d’Anna, ce sont six solitudes qui sont interrogées tout au long de cette pièce.

Sur le fond Ivanov est une figure masculine, un monsieur tout le monde dans la Russie de Tchekhov. Il se sent en marge, en échec dans tout, subissant les pressions de la société à longueur de temps avec un sentiment d’impuissance totale. En cela la contemporanéité de ce personnage est tout à fait évidente car nous vivons, nous aussi, dans un monde en mutation, peut-être à l’aube d’une révolution comme cela était le cas il y a plus d’un siècle dans l’Empire Russe. Quelle est la place d’un individu, dans la sphère intime, dans la société, quand tout est en train de s’effondrer autour de lui et que tous les points de repères se perdent ? Cela est à mettre en vis-à-vis avec un autre questionnement, celui de la place de l’amour. L’amour d’Anna d’une part, mais aussi celui de Sacha, la jeune fille bourgeoise qui tombe amoureuse, et veut épouser le vieil Ivanov en étant déterminée à le sauver. Elle aime d’une force incroyable, d’une manière inconditionnelle, mais Ivanov ira quand même jusqu’au suicide.

Contrairement au texte du dramaturge russe, ce suicide est mis en scène dès la première partie de la pièce. Ce qui devrait être un instant tragique – je t’aime mais je meurs – est en fait un moment purement comique, au sens noble du terme. C’est ici toute la force du travail sur le texte qui a été fait par Émilie Charriot, en se le (ré)appropriant pleinement. Sans le dénaturer mais en le renversant, le fragmentant, en le confrontant parfois à l’Éloge de l’amour d’Alain Badiou, la metteure en scène frappe juste et fort. Dans son essai, Alain Badiou dit de l’amour qu’il est arme politique et moteur du changement, c’est aussi cela qui émane dans cet Ivanov moderne et décomplexé. Tchekhov lui-même ne soulève pas de questionnements politiques, et c’est justement parce que cela est non dit que cette pièce est éminemment politique. Le seul parallèle que l’on pourrait faire avec le politique serait celui de cette Marseillaise qui ouvre la pièce sur laquelle on voit se mettre en jeu Zinaïda, la mère de Sacha, tandis que nous sommes parcourus d’un frisson d’émotion.

Une des autres forces de cette pièce est de faire sens dans un espace vide en replaçant l’acteur au centre de la création. Cela transpire certes tout du long, mais l’un des points d’orgue est ce fameux acte deux. « Je veux ma poursuite, sinon je ne joue pas », lance Zinaïda qui nous dit qu’elle aimerait bien parler de son intériorité. En fait, nous pénétrons pleinement dans le processus de création au travers d’une sorte d’improvisation totalement contrôlée, fruit d’un long travail dans la direction d’acteurs. Émilie Charriot prend le temps de choisir ses acteurs, ils sont là parce que ce sont eux, et sont irremplaçables. S’il est question de solitude, les acteurs ne forment pas moins qu’un seul corps en ayant été emmenés dans un endroit juste où la mise en danger est maîtrisée. Dans la maîtrise, il est également à souligner l’ensemble de la création lumière de Yan Godat qui s’inscrit comme une co-mise en scène en dessinant presque un septième personnage au travers de lointains à plusieurs niveaux ou de jeux d’ombres maîtrisés à la perfection. Quand le plateau prend progressivement vie au début, il s’éteint comme pour accompagner Anna et son chant mélodieux dans un ailleurs.

À l’impuissance face aux cris du monde, Émilie Charriot répond par l’amour comme risque à prendre et comme force politique dans un Ivanov réussi avec maestria.

Photographie à la Une © Nora Rupp.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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