La mort de Johnny Hallyday

Aujourd’hui, 6 décembre 2017, les français subissent ce qu’on pourrait appeler une expérience totalitaire. Tous les médias, en boucle, « rendent hommage ». Aucun français ne peut y échapper pour peu qu’il se branche sur les canaux du spectacle. Sur les écrans, à la radio, se succèdent les témoignages gorgés d’émotions, non seulement des suiveurs de l’artiste, mais encore de ceux qui, reconnaissant pourtant n’avoir jamais vraiment apprécié l’œuvre, avouent franchement se laisser aller à la tristesse. Ici se joue le fait capital : une contagion des esprits et des cœurs se déroule devant nous par laquelle des millions d’individus qui n’ont jamais rien eu à voir avec Johnny Hallyday se trouvent affectés de ce qui ne les a jamais concerné. Des générations entières pour qui le nom de « Johnny » n’était qu’un lointain phonème investi de significations perdues déjà depuis quarante ans se voient imposer le plus intime des sentiments : la tristesse. « Tous les français de tous les coins du monde ont beaucoup de chagrin aujourd’hui » vient d’annoncer, lui-même attristé, Michel Drucker du haut de son autorité affective. Est donc révélée ici l’impossibilité d’échapper à l’émotion du jour. On pourrait s’en tirer à bon compte en lisant dans cette sympathie universelle un moment de communion, de ceux lors desquels se révèle l’appartenance à une communauté de valeurs, voire, en poussant, à un même destin historique. Hélas, l’importance conférée à la mort de Johnny montre à quel point la génération qui nous précède est passée à côté de son monde. Voilà ses grands évènements : la mort de ses chanteurs pop. Dans ces conditions il faut absolument refuser l’idée d’un partage d’émotions à partir duquel s’établirait, positivement, l’adunation des cœurs et des consciences. Au contraire, ici se joue, de la part du spectacle, une tentative d’assoir un peu plus sa domination des esprits. Ceci signifie : Johnny Hallyday, chanteur de quelques uns, c’est-à-dire d’une génération spécifique, avec ses espoirs déchus, ses échecs et ses responsabilités historiques, est imposé à tous comme figure universelle de la chanson française. Là se cache le secret de cette journée et de l’imposition à toutes les générations d’une expérience totalitaire. Le vieux monde, pris comme son idole désormais regrettée d’un cancer qui lui ralentit les respirations, cherche à perpétuer au-delà de sa propre survie les références qui furent les siennes. Béats, impuissants, nous ne savons combattre la fièvre.

C’est bien comme phénomène social que Johnny Hallyday doit apparaître. Le fait même de l’utilisation constante, durant toute une vie, du pseudonyme, montre à quel point l’individu réel s’est échappé à lui-même. Tout de Johnny appartient à la société française et à ses développements. Investiguer sur sa mort, c’est immédiatement comprendre quelque chose de la France. En ce sens, l’acharnement médiatique, l’imposition d’une conduite affective, l’universalité de la tristesse, par le biais de l’utilisation de la mort d’un pseudonyme qui n’appartenait strictement à personne, signifie la totalisation du social, soudain parfaitement subsumé sous un même sentiment. Le nom de Johnny Hallyday a servi aujourd’hui la synthèse sans reste de la population française, dont on souhaiterait qu’elle marche au pas dans l’expérience de ses émotions. Le média révèle ici sa fonction de domination — façonnement des consciences, unification des manières de penser et de sentir — ainsi que son moyen : l’irrationalité du sentiment.

À partir du moment où sont acceptés ces deux présupposés (nous faisons présentement une expérience totalitaire, et cette expérience consiste en un phénomène social d’unification des consciences par l’affect), on doit poser plus précisément la question : que signifie pour la France d’aujourd’hui de faire de la mort de Johnny Hallyday un événement majeur du spectacle médiatique ? Pourquoi Johnny Hallyday cristallise-t-il sur son nom la possibilité d’une telle expérience totalitaire ?

Il faut ici, pour répondre, se souvenir de ce fait, apparemment mineur puisque personne n’en parle aujourd’hui, mais pourtant capital, à savoir que Johnny Hallyday était un voleur de français. Par là il faut entendre qu’il s’est exilé fiscalement, qu’il a pour cette raison été condamné pour avoir fraudé plus de neuf millions d’euros au fisc français. Loin de nous l’idée d’émettre un quelconque jugement moral sur l’individu (Jean-Philippe Smet) car, en vertu-même de l’existence purement sociale de Johnny, son comportement fiscal n’est en aucune manière à relier avec un quelconque désir individuel de s’enrichir : c’est par adéquation parfaite avec l’air du temps, et en vertu d’une logique sociale, économique et historique repérable qu’Hallyday à voler les français. Il ne pouvait faire autrement dans le monde actuel : il a répondu à l’injonction qui guide tous les puissants, et nous mène vers la déperdition de toute solidarité (fiscale) et le creusement des inégalités. En tant que membre de la classe dominante, en tant qu’icône culturelle, en tant qu’il a vécu les premières dix-sept années du XXIe siècle, Johnny Hallyday ne pouvait faire autrement que de voler ceux-là même qui l’adulaient. Il a si bien incarné le destin de la génération née après guerre qu’il en a reproduit à l’identique les errances et qu’il a très normalement adopté l’attitude de destruction et d’épuisement du monde qui la caractérise. Le procès de l’homme n’aurait ici aucun sens. Bien plutôt est-il nécessaire de porter le regard de l’autre côté de la vallée : que signifie que sur un tel nom s’opère — ou devrait s’opérer — la réunion des affects des français ?

Il devient surprenant qu’on nous impose aujourd’hui la tristesse universelle pour la mort d’un de ceux qui nous a volé. Encore une fois, peu importe l’individu, Johnny Hallyday prend subitement la figure de tous ceux qui, de l’autre côté de l’écran, de la scène, participent à la spoliation des masses. Johnny se transmue dès lors dans une pure représentation du dominant. Sa mort, l’injonction à la tristesse prend ainsi le sens social d’une injonction au respect pour l’attitude du dominant voleur de français. Implicitement, l’unification affective de la communauté nationale par la disparition d’un chanteur pop signifie la nécessité pour tous de respecter l’ordre social tel qu’il est établi. Celui qui refuse la redistribution des richesses que les pauvres lui ont permis d’amasser doit être respecté par ces pauvres. Le passage de cette loi issue de l’ancien monde par le langage de l’affect permet son incorporation maximale ; car personne ne peut s’extirper de la tristesse universelle, chacun doit non seulement la respecter, sans faire entendre de voix dissonante, de voix provocante, mais encore la ressentir pour soi. L’ordre abstrait qui régit les existences doit pénétrer au plus profond des chairs s’il veut pouvoir les mener. Bien sûr, comme nous le voyons, l’affect de tristesse n’a rien d’une réaction spontanée ou immédiate ; mais le paradoxe se trouve être que son caractère muet, a-significatif, est le moyen le plus sûr de la réalisation de son but. Car ce qui est visé, ce à quoi sert l’affect dans le système du spectacle, c’est l’incorporation de la pure obéissance. Suffit dès lors le principe moteur de l’action humaine : l’émotion, sans le principe discriminant : la conscience. Il faut être triste.

Il semble qu’on puisse à partir de là définir le phénomène social de Johnny comme un phénomène purement idéologique. Non seulement parce qu’il appartient de part en part au spectacle, mais encore parce qu’il s’insère dans un monde faux, c’est-à-dire dans un monde à l’envers. Ce qui est objectivement dislocation du peuple français par la répartition de plus en plus différenciée des richesses, avec désormais le refus du principe même de la redistribution, ce qui constitue la référence d’une seule génération et d’un seul segment de la population, qui s’est très largement perdue dans l’histoire à la recherche de la richesse, ce qui consiste en une distinction culturelle entre les français — car il est absolument faux que tout le monde écoute Johnny —, s’exprime sous la forme renversée d’une émotion universelle et englobante. En ceci consiste le caractère totalitaire de l’expérience proposée aujourd’hui. Il s’agit de ressentir la même émotion que tout le monde de manière à servir le monde dans lequel les hommes sont compris comme essentiellement inégaux.

On dira : ce n’est pas le jour de penser tout cela ; un temps est nécessaire pour le recueillement. C’est précisément le contraire : il n’y a qu’aujourd’hui, au cœur de l’hystérie, que ce genre de choses peut être dite. Dans quelques jours déjà, le fonctionnement totalisant de l’affect aura cessé son effet, et les consciences reprendront leur pouvoir critique. Mais si aucune voix alternative n’est entendue au moment même de l’expérience totalitaire, alors quelque chose aura été perdue aujourd’hui, et nous nous serons enfoncés encore plus dans le monde du passé. C’est la possibilité d’un présent pluriel et non clos qu’il s’agit de sauver. Aujourd’hui donc les français auront vécu une immense entreprise d’intimidation médiatique. Il faudrait insister sur ces autres millions de français qui, contrairement à ce qu’on dit, ont échappé à cette intimidation. Car la façon dont ils ont vécu leur journée, loin du tumulte et de l’hystérie, constitue déjà un démenti concret à l’ambition totalitaire du cirque médiatique, politique et économique.

6 décembre 2017.

Photographie à la Une © Johnny Hallyday, Musée Grévin, Clément Bardot.

2 Comments

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    Répondre décembre 8, 2017

    Guy Chassigneux

    « Expérience totalitaire! » N’est ce pas un peu exagéré?

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    Répondre décembre 9, 2017

    QUENEHEN

    Analyse remarquable et réveillante de cette anesthésie générale, OUI, spectaculairement totalitaire ! Claude Q.

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