L’écho du passé

Chacun est façonné, influencé, modelé par son passé, avançant tant bien que mal sur les marches escarpées du futur. Patchwork d’images, de souvenirs, de sons et d’odeurs, notre être entier n’est que façonnage et ballottage au gré des rencontres, des amis et de la famille. De cette dernière on en hérite des traits, le rire parfois mais aussi du savoir, des biens.

Héritage rime avec empaquetage, griffage, vieil âge mais également mirage. Acte délibéré de succession, il fait partie de nous en tant qu’il représente le passé. Celui de nos grands-parents, parents, famille proche ; tous ces souvenirs sont figés en plein vol, déposés à nos pieds, attendant docilement qu’on s’occupe de leur sort. Ils s’immiscent par le biais des photos, des carnets, des objets dans notre identité, s’amoncelant sur notre propre pile de réminiscences brisées et incomplètes. Nous ne sommes que des pions sur cette longue temporalité continue, amassant au fur et à mesure des morceaux du passé, préparant des bris pour le futur. On ne peut ignorer le passé, il nous compose, nous contraint, nous construit et nous éduque.

Mais qu’en est-il de la création ; de la littérature ou de l’art ? Eux aussi sont-ils seulement le reflet d’influences, de rejets ou d’assimilations de choses passées et présentes ? Il serait naïf de penser qu’aujourd’hui, et même depuis longtemps, une création ex nihilo est réalisable. Le monde nous modèle, nous héritons consciemment et délibérément, ou non d’ailleurs, de ce que l’on nous laisse. Quels sillons déjà creusés peut-on emprunter pour créer ? En art ; que signifie hériter ?

Quand héritage rime avec apprentissage.

Hériter sous-tend l’idée d’un acte conscient et voulu de transmission de biens ; c’est quelque chose que l’on reçoit des générations précédentes. Il va alors de soi de penser aux ateliers d’artistes et notamment ceux du Moyen-Âge (où l’on parle plutôt d’artisans) et ceux de l’époque moderne (du XVe au XVIIIe siècle). Transmissions de savoirs, de techniques, de motifs, ces endroits étaient le lieu d’une effervescence bouillonnante où justement le but principal était de léguer, de son vivant, un petit fragment de soi-même. La proximité était parfois si grande que quelquefois les maîtres signaient de leur nom les productions de leurs élèves, comme Rubens, par exemple, qui s’occupait simplement des dessins préparatoires et des retouches. Il devient alors difficile de connaître l’auteur réel, l’héritage se plaçant dans une transmission de savoirs. L’héritage est ainsi limpide, la transmission de biens est non matérielle, à proprement parler, mais culturelle. Les connaissances se propagent de génération en génération, le nouveau faisant écho à l’ancien. La ligne est droite, cet apprentissage va de soi, il y a peu de sorties des chemins tracés puisque l’on s’empare de ce savoir légué. La culture se construit, la temporalité s’agrandit et chaque œuvre n’est qu’une pierre ajoutée à l’édifice ; un livre neuf rangé dans une bibliothèque où chacun pourrait venir puiser son inspiration. Mais hériter signifie également s’inspirer et n’est bien évidemment pas seulement synonyme de techniques et savoirs enseignés et recopiés. Sinon, l’art actuel ne serait pas tel qu’il est aujourd’hui, plein de contrastes et de ruptures en comparaison à l’art d’avant. La sortie des sentiers battus est nécessaire pour avancer, la simple répétition de connaissances n’est pas envisageable et ne serait pas un héritage.

Sans titre, de la série Dads (2014) © Camille Lévêque.

L’héritage comme point d’ancrage.

Parfois cet héritage devient tangible, palpable et n’est pas seulement un acte conscient de succession. Les bribes de souvenirs se transforment en objets matériels avec lesquels l’artiste peut jouer, imaginer, créer. Les techniques et les savoirs ne deviennent pas la transmission essentielle, l’artiste ne se coule pas dans un moule connu mais utilise des supports comme tremplin vers ses propres souvenirs, parfois fantasmés, souvent recomposés. Cet héritage se joue d’un détournement du passé, d’un remaniement par l’appropriation tiraillant le réel et le fictif. Enrobés de mots, de couleurs, on nous fourgue dans les mains des morceaux figés du passé dont on ne sait pas forcément que faire. L’art doit-il alors n’être qu’un moyen de se mettre à distance de cet héritage, de se protéger des effluves enivrants de la nostalgie ?

À l’instar de Camille Lévêque dans sa série Dads, le passé se mue au gré des souvenirs. Cette artiste reprend des photographies anciennes, marquées par le temps, griffées par les évènements. Point de départ de réminiscences remodelées, ces photographies sont pourtant angoissantes. Dans chacune d’entre elle la tête de la figure paternelle a disparu, évanoui tout simplement. Le poids du passé, de l’absence, plane au-dessus de ces images pourtant colorées et pleines de vie. On hérite du passé de notre famille, nos parents, de leurs peurs, leurs tourments, leurs vies inconnues et pourtant perceptibles par-ci, par-là. L’artiste décide de s’emparer de ce patrimoine personnel, l’empoignant à pleines mains pour le montrer sous une autre forme. Est-ce un héritage en quelque sorte forcé ? Appropriation ne signifie pas forcément transmission des générations précédentes. Nombreux sont les artistes à modeler leur passé, à jouer avec ces fragments tangibles de choses qui ont disparu. Car comment ignorer son passé ? Faire table rase est impossible, le temps terminé se rejoue toujours en notre être, parfois sans bruit, souvent avec fracas.

Marcel Duchamp évoquant ses ready-made avec Martin Friedman © Walker Art Center, Contemporary Art Museum, Minneapolis (1965).

L’héritage voue-t-il à un éternel recyclage ?

Comment créer quelque chose d’absolument nouveau ? Cela paraît impossible dans les traces laissées par les générations précédentes qui sont si présentes, presque palpables. Comment avancer alors sur ce chemin tortueux peuplé au fil de l’avancement de plus en plus d’œuvres et d’idées ? D’où jaillit l’inspiration, empreinte de sa singularité et de sa personnalité ? Aujourd’hui l’artiste n’a d’autre choix que de s’appuyer sur ces échelons déjà gravis, de suivre des chemins déjà débroussaillés ou bien de pousser vigoureusement certaines portes entrouvertes. Si rien n’est entièrement neuf, n’est-ce pas qu’un recyclage artistique ? Les thèmes sont limités, les idées puisent forcément leurs racines, inconsciemment ou non, dans des choses vues, entendues, explorées. Bien évidemment pour arriver où l’on en est aujourd’hui, des ruptures sont survenues, jaillissant de ces chemins tracés. Mais ces changements ont entrainé dans leur éboulement de nouvelles choses qui peu à peu se sont stabilisées, créant alors une nouvelle tradition artistique. Ces déchirements qui entrebâillent la fragilité de la création, au fil du temps et des suiveurs deviennent la tradition jusqu’au prochain tremblement. Rembrandt avec sa technique épaisse au couteau, Manet et l’impressionnisme, Duchamp avec ses ready-made, Dan Flavin et ses néons ou récemment Koons et ses sculptures kitsch, pour n’en citer que quelques-uns ; tous sont à l’origine d’une fracture. Détonants comme une explosion, ils font pourtant partie de notre histoire de l’art et s’installent au bout d’un certain temps avec les autres pierres de l’édifice, renforçant ce socle duquel on s’élance. La nouveauté rebondit contre les murs de la tradition comme un écho dont la fin rime avec acceptation.

Cet héritage est d’autant plus questionnable aujourd’hui à la vue des nouvelles technologies. À force de voir et d’apercevoir des images à longueur de journée, sans même s’en rendre compte, ne s’immiscent-elles pas subrepticement dans l’inconscient imaginatif de l’artiste ? Comme les livres lus qui bouillonnent doucement à l’intérieur de nous, resurgissant parmi les mots posés ; tout ce tourbillon d’images exposées continuellement, presque agressivement, ne construit-il pas la création ? Est-ce cela maintenant l’héritage ? L’assaut presque intempestif de choses bigarrées, omniprésentes dans notre société, que l’on retrouve à chaque coin de rue, à chaque ouverture de réseau social, à chaque arrêt de bus. L’artiste butine par-ci, par-là pour construire une ruche artistique où chaque alvéole n’est qu’une partie consciente d’appropriation, le reste se tapissant au plus profond de l’être, prêt à surgir sans la moindre précaution. Tout cela se mélange, est le fruit de choses du passé. On ne peut l’ignorer, il nous scrute tout le temps, caché derrière l’idéalisme des souvenirs, le temps qui passe et les choses qui s’évaporent. Duchamp, par exemple, avec son œuvre LHOOQ qui représente la fameuse Joconde dotée d’une moustache et où ce titre se retrouve dans la bordure inférieure, questionne quant à la reprise, aux créations artistiques précédentes. L’héritage n’est-ce pas qu’un remodelage avec de nouveaux codes sociaux, artistiques et culturels ? Nouvelles attentes et nouvelles règles modifient l’art, sa réception et perception bien évidemment. Le tableau ne peut être vierge, l’artiste construit en s’appuyant sur les pierres déjà posées.

Bien évidemment aux yeux des artistes leurs tableaux sont originaux, neufs, mais les racines profondes viennent souvent de loin, les reprises sont souvent inconscientes. Cela ne signifie pas que les œuvres ne sont pas uniques, elles ne sont simplement pas produites ex nihilo. Même la chose la plus innovante s’appuie sur l’escalier de la tradition pour grandir en contradiction ou assimilation. Les fragments de l’inspiration s’éparpillent autour des œuvres, attrapés par les artistes, intégrés consciemment ou non dans leur répertoire artistique. L’héritage n’est-il pas tout simplement une réaction à ce que l’on reçoit, à ce que l’on a pu voir ; un choix dans ce que l’on veut faire vivre du passé ? Quels fragments saisir pour les assembler dans son identité ? Mais ce mouvement est imperceptible, les remous de cette vague sont invisibles.

Ainsi, l’art est inévitablement fabriqué de fragments du passé que ce soit de réactions, d’assimilations ou de rejets. Mais maintenant cet art actuel – où souvent les mots posés dessus par la critique ou encore les essais semblent plus importants que l’œuvre en elle-même – va-t-il réellement s’insinuer dans les créations des artistes de demain ? Ceux qui côtoient aujourd’hui les scandales d’un Koons jugé par certains comme un génie et par d’autres comme un charlatan, vont-ils puiser dans ce socle artistique commun ? À l’instar de Klimt, Rodin, Claudel, pour ne citer qu’une poussière de ceux considérés comme des artistes « récents » puisque leurs œuvres sont indéniablement nommées chefs-d’œuvre, les artistes d’aujourd’hui sont-ils capables de créer des œuvres qui marqueront au fer rouge les prochains créateurs ? Quand les mots pèsent parfois plus que l’esthétique qui n’est plus la préoccupation principale, que reste-il pour l’héritage pictural ? L’art actuel paraît difficile à comprendre aux yeux des « non-initiés » et même parfois des connaisseurs. Comment alors laisser des traces dans une société qui se construit grâce aux interactions si l’appréciation et surtout la compréhension semblent trop hautes pour être attrapées ? Ce palimpseste qu’est la culture a-t-il une fin ? Car à force d’effacer et de réécrire dessus, la peau devient trop fine, les lettres ne peuvent s’imprimer, les références d’un passé plus lointain restent alors la source consciente d’héritage.

Aujourd’hui, parmi les tumultes de la définition d’œuvre d’art se trouve la question d’un héritage possible. À force de concepts et de minimalisme, comment continuer dans cette veine ? Car à force d’avancer sur ce chemin où l’on laisse tomber au fur et à mesure l’esthétisme pictural pour souvent empoigner à la place le concept, avance-t-on vers une lumière que seules quelques personnes encore plus élitistes veulent et peuvent comprendre ? L’art actuel peut-il réellement devenir une pierre à ce socle commun, un écho pour le futur ?

Image à la Une © Musée des Beaux-Arts de l’Ontario, Toronto, Canada, Le Massacre des Innocents par Paul Rubens, peinture sur bois, 142 cm x 182 cm (1611-1612).

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